(Document Delcampe) |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza le 15 Juin 1915
Ma Chérie,
Je t’ai écrit hier une carte postale pour accuser réception de tes lignes du 5 courant ; tu as appris entretemps que je me porte aussi bien que possible et que tes craintes n’étaient donc nullement fondées.
J’ai lu avec tristesse l’augmentation des prix du pain et du sucre ainsi que du lait, tous trois denrées de grande consommation. Alors les pauvres gens qui sont réduits à l’allocation de l’Etat (1) doivent la trouver doublement maigre, et pourtant si l’on considère le grand nombre de secours distribués, on arrive à un chiffre fantastique ! Je suis du reste persuadé que la situation de l’Allemagne est beaucoup plus mauvaise qu’on le suppose, tant au point de vue militaire qu’économiquement. Le recul des Russes est certes regrettable, mais jusqu’ici chaque recul était suivi d’une offensive victorieuse de leur part. Et puis ce n’est ni le terrain ni les hommes qui font défaut à la Russie. Ici en France les Allemands reculent presque constamment, pas beaucoup il est vrai, mais journellement un peu. Qu’ils usent leurs meilleures forces avec le système sur les 2 fronts, cela est indispensable et amènera finalement leur ruine qui, je le répète, arrivera beaucoup plus vite que cela ne paraît en ce moment. Il est en outre à considérer que les Italiens font des progrès lents mais très réguliers, étant déjà à Montefalcone (2) à plus de mi-chemin de Trieste (3). S’ils veulent ou non, les Austro-Allemands devront envoyer au moins un million d’hommes vers le Sud qui, à ce qu’il paraît, est presque complètement dégarni de troupes. As-tu enfin lu que les femmes allemandes ont commencé à protester devant le Reichstag (4) et ailleurs ? Cela a dû te faire plaisir. Et l’Amérique sera également plus énergique maintenant après la démission de Mr. Bryant (5), le plus énergique des pacifistes.
Je compte expédier aujourd’hui tout de même le petit colis pour Suzette qui, je l’espère, lui fera un peu de plaisir. Je n’ai pu y joindre que quelques petites pièces de monnaie marocaine (pour 2 sous on en reçoit toute une brouette), car les friandises manquent complètement ici, comme du reste tous les articles qui ne sont pas strictement nécessaires à la vie. Je me promenais encore hier soir avec mon caporal en ville et nous constations, non sans amertume, que nous sommes ici loin de toute civilisation : même pas moyen de boire un verre autre que du café ou du thé ! On envie les officiers qui dans leur cercle peuvent s’offrir du vin, de la bière ou des apéros & liqueurs ; pourtant le bâtiment du cercle, construit par nous, est d’une simplicité inouïe ; mais le jardin, avec ses vieux oliviers, figuiers, etc. est ombrageux et garni de chaises et de balançoires confortables.
J’ai assisté hier à l’enterrement d’un camarade de la 1° Compagnie tué à l’ennemi. C’était un Italien qui avait 4 ans de service, dont 3 au Maroc. L’enterrement même était infiniment triste, malgré la musique en tête du convoi et les nombreux officiers qui suivaient. Une seule couronne, car on n’avait pas eu le temps d’en faire, vu la rapidité avec laquelle les morts doivent être enterrés à cette saison-ci. C’est le Lt Colonel (6) qui d’abord récitait une prière et puis prononçait un petit discours très touchant sur la tombe où fut ensuite descendu le cercueil au son de la Marseillaise tandis que le piquet d’honneur présentait les armes. (J’en faisais partie.) Tous les officiers et les gradés présents de la 1° Compagnie jetaient finalement une poignée de terre sur le cercueil et saluaient ...
D’après les “on-dits” notre compagnie descendrait au mois d’août en arrière, probablement à Taourird (7) ou Guercif (8), toutes deux des petites villes plus rapprochées d’Oujda (9) et offrant plus de commodités que Taza ; mais il faut attendre la confirmation de ces bruits.
Comment vont les enfants ? Est-ce que Georges suce toujours son pouce en s’endormant ? Et Suzette travaille-t-elle bien ? Alice doit avoir plus d’amusement que sa soeur à cet âge car Suzanne aussi bien que Georges doivent s’en occuper beaucoup.
Notre ménagerie s’est agrandie beaucoup par 1/2 douzaine de poulets, rapportés des Brannès (10), 2 petits oiseaux (gorge rouge) et un pigeon très bien dressé.
1000 baisers pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "allocation de l'État" : depuis le printemps 1915 les femmes françaises (et aussi allemandes) se mobilisent pour la paix et les épouses de soldats réclament l'augmentation et l'extension des "allocations aux familles de militaires" versées par l'État aux seules "familles nécessiteuses", en application de la loi du 5 août 1914 qui, par ailleurs, fixe cette allocation journalière à 1,25 franc, majorée de 50 centimes par enfant de moins de 16 ans. Ces deux montants ne seront révisés qu'en août 1917, passant respectivement à 1,50 et à 1 franc. En Allemagne, la militante féministe Gertrud Bäumer relève, dans ses chroniques de guerre, que ce même type d'allocation d'État passe pour une même famille berlinoise classée nécessiteuse (une centaine seulement sont reconnues à Berlin en 1915) d'un montant de 537 marks en mars 1915 à 115 marks en mai de la même année.
2) - "Montefalcone" : forteresse autrichienne prise par les Italiens le 9 juin 1915.
3) - "Trieste" : port autrichien sur l'Adriatique, capitale du Trentin, principale "terre irrédente" revendiquée par l'Italie.
4) - "Reichstag" : le Rassemblement des femmes pour la paix à Oslo le 8 mars 1915 puis le Congrès international des femmes pour la paix à Berne, du 16 au 28 mars 1915, puis la Conférence internationale de femmes réunie à La Haye du 28 avril au 1er mai 1915 ont entraîné des manifestations féministes dans tous les pays en guerre. En Allemagne la militante socialiste pacifiste Clara Zetkin qui conduisit des manifestations de femmes contre la guerre à Berlin dès le 21 avril 1914 ne cessa depuis lors - avec d'autres comme la social-démocrate Lily Braun - de mobiliser les féministes, notamment le 13 juin 1915 (déclaré "dimanche des femmes", "Frauensonntag"), qui les vit défiler devant le Reichstag (ce à quoi Paul fait allusion). Après l'arrestation de Clara Zetkin en juillet, ces manifestations se renforceront notamment à Berlin à partir de novembre 1915.
5) - "Mr. Bryant" : Il s'agit de William Jennings Bryan, candidat présidentiel démocrate depuis 1896, militant pacifiste, isolationniste et anti-impérialiste, secrétaire d'État américain (ministre des affaires étrangères) de 1913 à 1915, qui démissionna le 9 juin 1915 pour signifier son refus de participer à une politique menant - selon lui - à l'entrée en guerre des USA. En effet, les livraisons d'armement américain au Royaume-Uni avaient déjà eu pour conséquence les protestations de l'Allemagne, puis la mise en œuvre d'une guerre sous-marine entraînant le naufrage du paquebot britannique "Lusitania", torpillé le 7 mai 1915 par un sous-marin allemand alors qu'il transportait dans ses soutes des explosifs américains livrés au Royaume-Uni, ce qui provoqua son naufrage immédiat et la disparition de 1198 passagers dont 128 ressortissants américains. Faisant silence sur la cargaison d'explosifs, la presse alliée et américaine, donna immédiatement beaucoup d'importance à la tragédie humaine mais l'oublia bien vite et ne la "ressortit" que deux ans plus tard pour justifier l'entrée en guerre des USA le 6 avril 1917.
6) - "Lt Colonel" : lieutenant-colonel.
7) - "Taourird" : aujourd'hui officiellement Taourirt, petite ville à 110 km. à l'est de Taza, sur la route et la ligne ferroviaire menant au siège de la Légion à Sidi Bel Abbès (Algérie), à mi-chemin entre Taza et Oudja. La ligne de chemin de fer reliant Oran à Taza par Sidi Bel Abbès était alors fréquemment attaquée par des "rebelles" du Maroc oriental.
8) - "Guercif" : petite ville elle-aussi sur la route et la ligne de Taza à Sidi Bel Abbès, à 70 km. à l'est de Taza.
9) - "Oujda" : dernière grande ville avant la frontière algérienne sur la route et la ligne de Taza à Sidi Bel Abbès, située à 200 km. à vol d'oiseau à l'est de Taza.
10) - "Brannès" : biens pris en tribut dans les villages des Branes.
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