dimanche 25 octobre 2015

Lettre du 26.10.1915

Taza la mystérieuse

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 26 Octobre 1915

Ma chère petite femme,

Je t’ai écrit hier une carte pour t’accuser réception de tes lettres des 15 et 17 ainsi que du mandat que je vais toucher ces jours-ci mais qui est déjà dans ma possession. Il en est de même du journal du 16 Octobre arrivé ensemble avec une carte de Mr. Plantain de Tarbes qui me disait que tu avais vu sa femme à l’usine du Cours de Bayonne. Comme elle doit y rester pendant tout l’hiver, Mme P. va habiter à l’hôtel de la Madeleine, Cours Pasteur. Pourquoi, à propos, crois-tu donc que je suis si désireux que tu continues tes relations avec Mme P. ? Si je le désire, c’est uniquement dans ton propre intérêt, c.à.d. pour que tu puisses de temps à autre causer à quelqu’un qui est à peu près dans ton cas.
Alice est pourtant la troisième que tu vois grandir, et il semblerait que jamais tu n’as eu autant de plaisir de voir les premiers essais de parler et de courir. Voilà bientôt 2 ans qu’elle aura été notre “petite dernière” (???) ; c’est elle la seule que je n’ai pas vu venir au monde !
Dimanche dernier, nous avons eu la première demi-journée libre depuis que nous sommes à Djebla et cela probablement d’ordre du Colonel Derrigoin (1) qui était venu en Auto de Taza pour voir les travaux effectués au camp. La nuit dernière nous avons eu une tempête et des pluies épouvantables de sorte que ce matin nous nous sommes réveillés dans la boue. Il est étonnant que couchés comme nous le sommes sur la paille avec à peine 50 cm d’espace au-dessus de nos têtes et assez mal à l’abri, il n’y ait pas plus de malades que cela. Quant à moi, je ne me rappelle même pas d’avoir attrapé jusqu’ici un bon rhume comme j’en avais périodiquement dans le civil, tout en étant beaucoup mieux nourri, couché et habillé. Ce qui semble prouver que la vie primitive est plus saine que celle plus ou moins raffinée que nous menons dans le civil.
Oui, si ce n’était pas ces lettres de Bordeaux, je perdrais la dernière lueur d’espoir. Car celui-ci me reste toujours malgré toutes les nouvelles complications ! Je pense même que l’entrée en lice des pays balkaniques (2) - les derniers ne peuvent guère tarder - aidera à précipiter la fin de la guerre qui arrivera plus vite qu’on ne pense.
Quant au certificat que tu me demandes, je te le donne volontiers avec de très bonnes notes comme mère et ménagère et avec d’excellentes comme épouse. Je ne me rappelle plus que très vaguement des chapitres de l’”Ostliche Divan” (3) et il est certain qu’ils ne m’ont pas attiré outre mesure, car sans cela j’en aurais mieux conservé le souvenir. Comment donc peux-tu trouver un rapport entre cela et les évènements qui se déroulent actuellement ?
J’ai lu dimanche un volume - un des premiers - de Pierre Loti, “Pêcheur d’Islande” (4) collection illustrée de Calmann-Lévy, 95 cs. C’est une histoire bretonne d’un charme délicat qui te plaira aussi beaucoup dans sa tristesse infinie et son simple langage. J’ai lu en outre ce temps-ci un bouquin allemand “Im Schuldhuche der Vergangenheit” eine Ostseegeschichte aus Cardnen (5), très bien écrit et qui m’a rappelé mes différents séjours à la plage de la Baltique. C’est effrayant avec quelle vitesse le temps passe. Si je pense qu’il y a déjà 8 ans que nous étions à Schineberg (6) et que nous nous sommes séparés sous le grand tilleul devant l’auberge pour nous retrouver ensuite à Mulhouse (7).
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                 Paul

Les 3 feuilles de papier insérées dans les dernières lettres me sont bien parvenues. Merci.


Notes (François Beautier)
1) - "colonel Derrigoin" : en réalité Derigoin, colonel commandant la colonne mobile de Taza.
2) - "pays balkaniques" : la Bulgarie a officiellement déclaré la guerre à la Serbie le 14 octobre 1915. En Grèce, les partisans de Venizelos (récemment renvoyé par le roi) continuent de réclamer le respect par la Grèce de son alliance militaire avec la Serbie, donc l'entrée en guerre du royaume aux côtés de la Triple Entente. En Bulgarie, le régime a beaucoup de mal à conserver sa neutralité (il déclarera la guerre à l'Autriche Hongrie en août 1916). 
3) - "Ostliche Divan" : allusion au West-östlicher Divan (Le Divan occidental-oriental), recueil de poésies de Johann Wolfgang von Goethe composé de 1819 à 1827, sur le modèle soufi persan mis à la mode par la vague orientaliste du début du XIXe siècle. 
4) - "Pêcheur d'Islande" : roman publié en 1886 par Pierre Loti (de son vrai nom Louis Viaud), écrivain et officier de marine (1850-1923).
5) - "Im Schuldhuche der Vergangenheit" : "à l'école d'un passé glorieux", livre allemand apparemment jamais traduit en français, consacré à "une histoire récente de la mer Baltique selon l'amiral Carden" ("eine Ostseegeschichte aus Carden"). Il est  imaginable que ce livre racontait comment le Premier Lord de l'Amirauté britannique Winston Churchill, qui hésitait en janvier 1915 entre deux opérations maritimes à haut risque envisagées depuis septembre 1914 pour soutenir la Russie, le passage en force du détroit du Danemark pour entrer dans la mer Baltique, ou le débarquement sur les Dardanelles, fut finalement convaincu de la faisabilité de la seconde par le vice-amiral britannique S.H. Carden qui assurait alors la surveillance maritime et le blocus de ces détroits. La décision qu'il prit le 13 février 1915 de suivre le plan Carden entraîna d'une part le très meurtrier échec du débarquement et la continuation des attaques maritimes allemandes en Mer du Nord et en Atlantique à partir de la Baltique. 
6) - "Schineberg" : seuls de minuscules villages portent le nom Schineberg en Allemagne. Par contre Scheinberg est une station touristique des Alpes bavaroises au nord-ouest de Garmisch Partenkirchen. 
7) - "Mulhouse" : alors Mülhausen, ville allemande d'Alsace où Paul travailla de 1905 à 1907 et d'où il partit s'installer à Bordeaux en 1908.

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