Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Djebla, le 6 Octobre 1915
Ma chérie,
Voici que ta lettre du 12 Septembre me parvient encore aujourd’hui, après celle du 26. Elle est passée par Casablanca bien que l’adresse porte lisiblement la mention “Via Oujda”. Et je constate en passant que tu as fait beaucoup de progrès en ce qui concerne le style de tes lettres aussi bien que l’orthographe ...
Je crois que toutes les suppositions et prévisions formulées sur cette guerre sont de vaines paroles ; Exemple Saint-Brice dans le Journal (1) qui n’avait pas prévu cette tournure de la politique bulgare malgré l’emprunt d’il y a 5 à 6 mois et qui était un indice assez clair de l’orientation. Ce qu’il y a de certain, c’est que tous les peuples souffrent horriblement : Même les Anglais auxquels on semble donner une place spéciale doivent être, malgré leur isolement insulaire, dans une situation à peu près semblable. Certes, le service obligatoire n’y existe pas, mais le nombre des volontaires, y compris l’armée et la marine actives, est de près de 3 000 000 à l’heure actuelle, contre environ 4 000 000 en France. Si la moitié seulement des 3 millions ont quitté l’Angleterre jusqu’ici, il faut bien admettre que 500/600 000 sont nécessaires dans la métropole et autant doivent être dans les camps d’exercice, en convalescence etc. Le mot “volontaire” n’a pas, dans les circonstances actuelles, la même valeur : on sent en Angleterre aussi bien qu’ailleurs, que toutes les forces du pays sont nécessaires et les volontaires de là-bas savent bien que s’ils ne s’enrôlaient pas en nombre suffisant, il y aurait bientôt la circonscription.
Tu as assurément raison en disant que c’est notre situation spéciale qui rend pour nous toute cette histoire particulièrement difficile et désagréable. Je n’ai jamais eu ce qu’on appelle beaucoup d’amour pour l’Allemagne, n’y ayant jamais connu le bien-être comme en France. Et si cette guerre n’avait pas éclaté, on serait devenus Français par la force des choses (2): les quelques rares, très rares relations en Allemagne auraient cessé peu à peu, car au fait je n’y connaissais plus guère que Brandis (3). Et voilà que cette guerre pose de nouveau la question de nationalité qu’on croyait oubliée ; et je m’aperçois qu’elle est plus brûlante que jamais. La socialdémocratie qui croyait avoir aboli les frontières s’est rudement trompée ; je crois presque qu’après la guerre il y aura un regain de nationalisme dans tous les pays et qu’au point de vue politique proprement dit, il y aura plutôt un recul qu’une avance ou un progrès ...
Quant à la fin de la guerre, mieux vaut ne pas se perdre en suppositions. Si réellement les peuples balcaniques (4) s’en mêlent, ce sera pour ainsi dire toute l’Europe et ce serait un gage de plus pour une prompte terminaison. Quelles seront les conditions de paix ? Il m’est difficile de croire qu’après avoir dépensé près de 100 milliards et d’innombrables vies humaines ne vont pas réaliser le programme maintes fois annoncé en France et en Angleterre (5).
Le temps est redevenu très chaud ici, sauf les nuits qui sont toujours fraîches et même bien froides. Je ne crois pas que nous resterons ici à Djebla plus longtemps que vers fin Novembre. Peut-être allons-nous retourner à Taza, peut-être descendrons-nous à l’arrière.
Je pense beaucoup à toi et aux enfants et commence à connaître une fameuse maladie africaine appelée le cafard.
Quand diable cela va-t-il finir ?
Mes meilleurs baisers pour toi et les petits.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Saint-Brice dans le Journal" : Saint-Brice, dont le nom réel n'a pas laissé de trace dans l'Histoire, tenait régulièrement la rubrique diplomatique du Journal et donnait de temps à autre des articles très éclairés de politique étrangère à d'autres grands journaux. Paul lui reproche ici de ne pas avoir prédit l'entrée en guerre imminente de la Bulgarie contre les Alliés (qui commencera quatre jours après cette lettre, le 14 octobre 1915, par la déclaration de guerre de la Bulgarie à la Serbie). Selon Paul, cette issue était prévisible en se référant à l'échec de la France, en janvier et au début de février 1915, dans sa tentative de dissuader la Bulgarie d'emprunter des fonds à l'Allemagne, ce qu'elle fit le 8 février 1915. En fait, la France avait souscrit aux emprunts bulgares de 1902, 1904 et 1907 que la Bulgarie ne remboursait plus - faute de ressources - depuis janvier 1915. La France avait obtenu de ses alliés que ces emprunts soient garantis par la Triple Entente à la condition que la Bulgarie ne se tourne pas de nouveau vers l'Allemagne (elle avait déjà contracté un emprunt auprès de la Disconto Gesellschaft - Comptoir d'escompte de Berlin - en juillet 1914) et ne se lie pas militairement avec la Triple Alliance. Le 13 octobre 1915, le ministre français des Affaires étrangères Théophile Delcassé, constatant l'imminence de son échec à maintenir la Bulgarie au moins neutre, démissionna, fut remplacé au pied levé par le Président du Conseil René Viviani qui, n'ayant pas réussi lui-même à dissuader l'entrée en guerre de la Bulgarie contre la Serbie, le 14 octobre 1915, démissionna à son tour avec son gouvernement le 29 octobre, ce qui permit à Aristide Briand d'arriver au pouvoir en tant que Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères.
2) - "par la force des choses" : installé légalement en France depuis 1908, bien intégré et prospère, le couple pouvait être certain d'obtenir sa naturalisation au bout de dix ans, en 1918.
3) - "Brandis" : on ne sait qui est ce Brandis, annoncé comme la dernière relation de Paul en Allemagne. Ses parents étaient morts depuis plusieurs années. Mais il avait deux frères (Adolf et Sigmund) et une soeur (Emma); nous conservons des lettres échangées avec Adolf dans les années 30.
4) - "peuples balkaniques s'en mêlent" : allusion à l'imminence de l'entrée en guerre de la Bulgarie contre la Serbie. La Roumanie hésitait encore (elle rejoignit les Alliés en août 1916).
5) - "programme annoncé en France et en Angleterre" : les Alliés avaient pour objectif déclaré, d'abord pour satisfaire les attentes de leurs peuples, une "victoire totale" sur l'Allemagne et ses alliés. Comme la Triple Alliance ne renonçait pas à sa propre victoire et que ses forces paraissaient égales à celles de la Triple Entente, ceci signifiait (mais Paul ne l'écrit pas explicitement) que la guerre se prolongerait indéfiniment.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire