mercredi 21 octobre 2015

Lettre du 22.10.1915

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Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 22 Octobre 1915

Ma chère petite femme,

Voilà enfin que les relations avec l’Algérie semblent rétablies, car je reçois presque en même temps tes lettres des 9, 10 et 12 courant et le journal jusqu’au 14 ; celui du 13 ne m’est pas encore parvenu, mais je l’attends encore, car je lis le feuilleton “L’éclat d’Obus” (1). Le poème “Nos Ennemis” (2) rappelle un peu la poésie de “König Wilhelm sass ganz heiler” (3) avec ses rimes de Serbien et verderbien ... (4) Que l’ami Wooloughan (5) a fait une bonne affaire à Bassens me fait beaucoup de plaisir. Mais je présume que tu te trompes d’un zéro en parlant de 2000 m de quai ; C’est 200 m probablement qu’il a voulu dire car pour construire 2000, surtout dans ce temps-ci, il faudrait au moins 5 ans ! Les prix de charbon que tu me cites sont du reste fabuleux, plus que le double d’autrefois ! (6)
Ton idée au sujet de Taza la mystérieuse pourrait être juste si elle n’était pas erronée (7). Il arrive assez fréquemment que plusieurs villes ou villages portent le même nom : ainsi il existe deux villages du nom de Macknassa (8) à environ 10/15 km de Taza : l’un “la haute”, l’autre “la basse” (Macknassa Foukania et Titania). La saleté et la misère apparente se trouve dans toutes les villes arabes : quand on en connaît une, on les connaît toutes. Même Fez (du moins le quartier arabe) offre le même aspect. Mais en regardant de près on constatera que les Tazis par exemple n’ont jamais connu une période de prospérité comme à présent ! Il est du reste infiniment probable que nous allons remonter à Taza (9) pour le 15/20 Novembre et personnellement je n’en serai pas mécontent, car là au moins, on peut acheter quelque chose pour son argent, alors que souvent il n’y a rien, absolument rien ici au Caogie (10). Les bicots ne reviennent que rarement, trouvant probablement de meilleurs prix à Taza ou Bou Ladjeraf ! J’aurais évidemment préféré descendre à l’arrière (11) rien que pour le plaisir de mettre les pieds sous une table. Et puis on a réellement trop peu de temps à soi ici !
A propos de Georges, j’avais compris dans tes différentes lettres que si physiquement il se développe bien, ses facultés intellectuelles sont plutôt en-dessous de la moyenne, en comparaison surtout avec ses soeurs. Tu as répété en effet plus d’une fois qu’il est maladroit, poltron, pleurnichard et même une fois imbécile (12). Comme j’ai souvent entendu que les garçons se développent moins vite que les filles, je n’y ai pas autrement fait attention. Mais je constate en passant que tu as toujours la préférence pour ton fils. Est-ce juste ?
Merci pour l’envoi du mandat qui arrivera sans doute pour la fin du mois au plus tard. Ce montant me suffit parfaitement et tu peux être sûre que dans le cas contraire je te l’aurais déjà dit !
Oui, je porte déjà un caleçon de laine et la nuit le gilet que tu m’as tricoté ! Surtout en faction on sent le froid vif de la nuit, alors que les journées sont toujours très chaudes. Ce sont les souris qui ont attaqué mon gilet et y mangé par ci par là des coins. Mais enfin ce chandail me rendra encore d’excellents services cet hiver.
Les Plantain ont au moins cette veine de pouvoir se voir dans toute leur malchance. Mais je ne comprends absolument pas pourquoi Mme P. (13) a agi ainsi vis à vis de toi, car lui m’écrit toujours d’une façon presque affectionnée. Quelle est la raison que Mme P. t’a indiquée ? Je suis content que Georges m’ait reconnu sur les photos ; j’en suis même un peu étonné, car depuis les dernières 15 ans j’ai certainement beaucoup changé !
Que ma place reste chaude, je n’en doute point, ma chérie ! Mais Dieu sait quand je pourrai la reprendre ! Enfin, on ne peut que toujours revenir sur le mot d’ordre : “Patience”.
Mes meilleurs baisers pour toi et les gosses.


                                                 Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "L'éclat d'obus" : feuilleton en 47 épisodes quotidiens de Maurice Leblanc qui fait évoluer ses personnages dans le contexte du premier semestre de la Grande guerre. Le Journal le fit paraître du 21 septembre au 7 novembre 1915. Pour la seconde édition en livre, en 1923, Maurice Leblanc fit apparaître dans le récit son personnage fétiche, Arsène Lupin. 
2) - "Nos ennemis" : poème patriotique qui n'a pas laissé de trace dans l'Histoire.
3) - "König Wilhelm sass ganz heiler" : la citation complète se poursuit par "jüngst zu Ems" et signifie "le prince Guillaume se tient assis, gai, à Ems". Il s'agit du titre d'une chanson très célèbre inventée par les nationalistes prussiens pour justifier la guerre contre la France en 1870, en évoquant la dépêche d'Ems (une note de service prussienne provocatrice à l'égard des Français qui conduisit Napoléon III à déclarer la guerre). L'auteur en serait Wolrad Kreusler (1816 -1901), un médecin allemand désireux d'encourager son fils alors soldat et ses camarades.
4) - "Serbien et verderbien" : vraisemblablement "Serbien et verdorben", "Serbe et pourri (ou corrompu)".
5) - "Wooloughan" : ami américain de Paul, il vit alors du courtage de charbon sur le port bordelais de Bassens où il a fait construire 200 m. de quai à son usage. Curieusement, à l'entrée en guerre des États-Unis en 1917, c'est à Bassens que les "Sammies" feront les aménagement nécessaires à leur entrée en guerre, construisant quelque 1250 m de quai supplémentaires. 
6) - " plus que le double" : le manque d'offre justifie cette évolution. L'arrêt de l'extraction dans la zone occupée et dans la zone rouge des combats en métropole fait perdre plus de 50% des approvisionnements intérieurs, alors que la guerre sous-marine affecte les livraisons notamment depuis les îles britanniques et les USA. Le cours du charbon livré à Bordeaux n'avait guère varié qu'entre 20 et 30 francs la tonne au cours de la décennie précédant le début de la Grande guerre. Il passa le cap des 50 francs vers novembre 1915, atteignit 95 francs à la mi-décembre 1915 et 117 francs au premier trimestre 1916.
7) - "erronée" : Marthe a sans doute trouvé d'autres Taza au Maroc puisqu'il en existe plusieurs, mais seul celui du "couloir" entre les deux Maroc et l'Algérie, où est affecté Paul, mérite le nom de ville.
8) - "Macknassa" : officiellement Meknassa, poste fortifié sur la route reliant Fès à Taza par le nord de l’oued Innaouen. Meknassa-Tahtania se situe au nord-ouest de Taza, alors que Meknassa-Fontania se situe au nord-est, ces deux villages étant dans le territoire tribal des Branes.
9) - "remonter à Taza" : effectivement, Taza se situe à 500 m. d'altitude.
10)- "Caogie" : Mot inconnu. Paul écrit peut-être phonétiquement le sigle allemand KOG, éventuellement prononcé avec l'accent arabe, pouvant désigner à la Légion le magasin du foyer social du soldat au cantonnement (Kantonal Offiziers Gesellschaft).
11) - "descendre à l'arrière" : Paul espère un repos dans la région de plaine de Oujda.
12) - Marthe conservera toute sa vie ce franc-parler, vis-à-vis de ses enfants en particulier. Cette description de la personnalité de Georges suggère, d'après Nelly Dussausse, les difficultés de comportement d'un enfant que l'on qualifierait aujourd'hui de "surdoué".
13) - "Mme P." : Madame Plantain.

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