samedi 17 janvier 2015

Lettre du 17 janvier 1915

Petit rappel en guise d'introduction:
Citoyen allemand installé en France depuis 1906, associé de la société L. Leconte, négociant en charbon, dont il dirige le bureau de Bordeaux, Paul Gusdorf s'est engagé pour la durée de la guerre dans la Légion Étrangère dès août 1914, dans l'espoir d'obtenir ensuite la nationalité française. Il est affecté au 1er Étranger, et d'abord envoyé à Bayonne, où il fait ses classes, avant de partir début décembre 1914 pour Lyon. Il y passe un mois avant de recevoir son affectation définitive au Maroc. Ses capacités intellectuelles et sa connaissance de la calligraphie et de la dactylographie lui ont valu, à Bayonne comme à Lyon, de confortables fonctions administratives. Il s'embarque début janvier 1915 pour l'Algérie, où de nouvelles aventures l'attendent... 
Le blog publie les lettres qu'il a envoyées tout au long de la guerre à son épouse Marthe, de nationalité allemande aussi, restée à Bordeaux avec leurs trois jeunes enfants, Suzanne, née en 1909, Georges (le futur philosophe) né en 1912, et la petite Alice, née en 1914. 



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

                      Dimanche
                       Bel Abbès le 17-1 1915 
 
Chérie, 

Tu trouveras ci-joint copie de ma lettre à Mr. Leconte ainsi que 4 lettres de mon ami Penhoat. Tu en verras que les relations avec Nantes continuent à s’empoisonner de plus en plus : sois donc prudente dans ta correspondance avec Mme Leconte ! Au fond je m’en fous de toutes ces histoires autant que Mr. Penhoat car L. aura plutôt besoin de nous que nous de lui. Prière de conserver soigneusement les 5 lettres et copies ci-jointes.
Il est 13 1/2 hs. et le soleil radieux remplit toute la cour de la caserne. Devant les fenêtres, les grands arbres de la cour laissent voir le ciel bleu sans nuage : depuis mon arrivée ici, il n’est pas tombé une goutte d’eau ; les routes dehors sont blanches et poudreuses et ce matin, lorsque nous sommes allés battre les couvertures, nous avons attrapé une jolie suée. La plupart des camarades sont sortis après le déjeuner qui était tout endimanché aujourd’hui : Hors d’oeuvres (sardines, olives, cornichon et beurre), potage, boeuf rôti, salade de pommes de terres, mandarines, biscuits et vin. Quelques-uns bricolent dans la chambre tandis que je fais ma correspondance, tout en fumant force cigarettes. L’ami Valentin a eu un jour de consigne ce matin pour être venu en capote au rapport. Il a néanmoins trouvé une combinaison (1) pour sortir, mais elle pourra lui coûter huit jours de salle de police. Comme il va entrer à l’orchestre la semaine prochaine, il s’en moque un peu.
Nous avons été présentés jeudi individuellement au Capitaine et hier au Colonel. Le Capitaine, un Alsacien, connait aussi l’Allemagne ; il est vraiment humain et s’inquiète de tout ce qui concerne ses hommes.
Les citoyens (2) Jaquet et Antoine sont belges (3) et sont donc restés à Lyon. Quant à Singer (4), il était bien entré au bureau comme fourrier, mais il semblait peu à l’aise et malgré sa répugnance pour Bel Abbès, je suis persuadé qu’un jour ou l’autre il y débarquera.
La ville de Bel Abbès offre bien peu d’attraits : les boutiques sont plutôt misérables ; j’ai cherché hier soir un petit souvenir sans rien trouver du tout en dehors des vulgaires articles de bazar. Je pense que d’ici un mois ce sera la floraison ici dans le pays : l’été commence le 1° Mai, ou plutôt l’été militaire, car à partir de ce jour on nous laisse sortir en tunique - que tout le monde a touché ici, alors qu’à Bayonne seuls les sous-officiers les possédaient. Ce qu’il y a de mauvais ici c’est l’eau qui est pompée d’un puit et qui a un drôle de goût, tout en étant filtrée et bonne suivant les dires des médecins. Mr. Fort m’a adressé ses voeux de Nouvel An ; je lui avais envoyé une carte dès mon arrivée ici. Plusieurs de mes amis anglais m’ont également écrit chaleureusement ; mais la mention dans ma lettre à Nantes n’a été faite que pour faire enrager notre GA (5).
Que deviennent les enfants ? Georges doit bien parler maintenant. As-tu sevré complètement Alice et comment le supporte-t-elle? Si la dite visite t’ennuie, sa régularité me fait plutôt plaisir (6); mais tâche tout au moins de la renvoyer le jour de la rentrée triomphale (7). Je reste toujours optimiste quant à la date de celle-ci : le changement de ministre en Autriche (8), la douceur de la presse allemande et la confiance des autorités militaires françaises sont bon signe. Il faut naturellement que le beau temps revienne pour frapper le grand coup, mais ce dernier arrivera aussi sûrement que le beau temps.
Je t’embrasse ainsi que les enfants du fond du coeur.

                                                        Paul

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "combinaison" : Paul préfère ce mot à celui de "combine", plus familier.
2) - "citoyens" : façon familière de désigner des gens dont on partage le sort, ici des recrues de la Légion passées par le camp de Bayonne. 
3) - "belges" : la neutralité de la Belgique ayant été violée par l'Allemagne, le royaume belge est de fait en guerre aux côtés des Alliés. Ses ressortissants engagés dans la Légion étrangère française sont donc affectés sur les fronts français en Europe.
4) - "Singer" : légionnaire de nationalité "ennemie" (allemande ou austro-hongroise ?), cependant affecté en métropole, dans un poste non-combattant (fourrier, loin du front, à Lyon).
5) - "GA." : initiales désignant Lucien Leconte, qui est à Nantes; Paul mentionne dans la lettre qu'il lui a écrite les manifestations de soutien qu'il reçoit de la part de ses amis. 
6) - "la dite visite" : manière codée de parler des cycles menstruels de Marthe, qui n'est donc pas enceinte.
7) - "rentrée triomphale" : auto-dérision de Paul s'imaginant revenir en héros chez lui à Caudéran.
8) - "ministre en Autriche" : il s'agit de Stephan Burian von Rajecz, plus souple que son prédécesseur démissionnaire et plus favorable à des concessions à l'Italie, nommé le 13 janvier 1915 ministre commun des affaires étrangères des royaumes d'Autriche et de Hongrie.

  

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