Petit rappel en guise d'introduction:
Citoyen allemand installé en France depuis 1906, associé de la société L. Leconte, négociant en charbon, dont il dirige le bureau de Bordeaux, Paul Gusdorf s'est engagé pour la durée de la guerre dans la Légion Étrangère dès août 1914, dans l'espoir d'obtenir ensuite la nationalité française. Il est affecté au 1er Étranger, et d'abord envoyé à Bayonne, où il fait ses classes, avant de partir début décembre 1914 pour Lyon. Il y passe un mois avant de recevoir son affectation définitive au Maroc. Ses capacités intellectuelles et sa connaissance de la calligraphie et de la dactylographie lui ont valu, à Bayonne comme à Lyon, de confortables fonctions administratives. Il s'embarque début janvier 1915 pour l'Algérie, où de nouvelles aventures l'attendent...
Le blog publie les lettres qu'il a envoyées tout au long de la guerre à son épouse Marthe, de nationalité allemande aussi, restée à Bordeaux avec leurs trois jeunes enfants, Suzanne, née en 1909, Georges (le futur philosophe) né en 1912, et la petite Alice, née en 1914.
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Bel Abbès, le 24 Janvier 1915
En calculant la durée du trajet à 6 jours, cette lettre doit arriver juste le 30 pour te renouveler mes félicitations et bons voeux pour ton jour. Tu as, je l’espère, déjà reçu ma précédente lettre et le colis postal. Je penserai d’une façon tout à fait concentrée à toi samedi prochain à 9 hs. du matin, heure à laquelle tu te lèves, et à 21 hs., heure à laquelle je me couche ; s’il y a du vrai dans la transmission des pensées, tu me diras dans ta prochaine lettre ce que j’ai pensé le matin et le soir.
Ta lettre du 14 m’est bien parvenue le 20 : laisse Mme L. (1) où elle est ; je suis tout de même étonné de son attitude, d’autant plus que Mr. Ledouarec avait été très gentil pour moi jusqu’au moment de mon départ. C’est peut-être le départ de son fils qui a rendu Mme L. tellement énervée ...
A propos de tes lettres, je les ai toutes reçues, mais en moyenne 6 jours après leur mise à la poste. J’ai répondu du reste à toutes et je te prie de me dire si tu les reçois maintenant régulièrement. La saison des pluies a commencé ici et il tombe de l’eau presque sans discontinuer depuis une huitaine de jours. De temps à autre le soleil fait une courte apparition, mais cela n’empêche pas que l’exercice est souvent supprimé et remplacé par des théories (2) (je préfère du thé au rhum) (3).
J’ai fait jeudi dernier la première marche militaire d’environ 20 km sous un soleil de plomb, mais dans une boue épouvantable. C’était un peu dur pour commencer, mais enfin, cela s’est bien passé tout de même, d’autant plus que c’était sans sac. Au retour, la musique est venue à notre rencontre, jouant quelques morceaux pendant une halte et nous reconduisant ensuite à la caserne. Il y a ici une Rue de la Légion, un café du même nom, un bar de la Légion etc. etc. Aussi le public est-il fort nombreux lorsque nous traversons la ville, musique ou clique en tête. Il y a ici un bon orchestre de 80 musiciens (sans compter les tambours, fifres, et clairons qu’on nomme “la clique”) et qui comprend aussi des instruments à corde. En temps de paix, la musique donne le soir des concerts au Jardin Public, et la Légion a la permission de 10 hs. du soir. En temps normal, le jeudi après midi est complètement libre, ainsi du reste que toute la journée de dimanche ; mais tout cela est supprimé maintenant, et même le dimanche matin il y a battage des couvertures et nettoyage des effets ; samedi après-midi nettoyage général des armes, et du casernement. J’ai pris hier ma première permission de minuit ensemble avec Valentin. Nous sommes allés au théâtre voir le cinéma qui n’était pas mal. Avant, nous avons dîné en ville pour 30 sous, c’était épatant et je me demande comment ces gens peuvent s’arranger à ces prix là. Tu en jugeras : Hors d’oeuvres ; bouillon ; langue braisée aux olives, côtelette grillée (et quelle côtelette) ; artichauts à l’agneau ; fruits (oranges, mandarines, poire, noix, amande, figues), fromage et café. Nous aurions pu avoir encore quelques plats de plus, mais étions pleins comme des huîtres à force de manger. Un litre de vin et pain à discrétion. Nous sommes allés ensuite dans un café arabe prendre un excellent café à 2 sous, entourés par des arabes accroupis sur des bancs autour des murs. Tous ces petits restaurants, ainsi que la plupart des magasins, sont tenus par des juifs indigènes, et je commence - tu en riras - à devenir antisémite (4). Ces juifs russes, roumains, polonais etc. que nous avons à la Légion y aident du reste puissamment : ils ne foutent rien, sont constamment malades et tirent au flanc par tous les moyens.
Je ne sais pas si Mme Devilliers, ou bien lui, ont tant de chance que cela de rester ensemble à Bordeaux, peu ou point tourmentés par cette malheureuse guerre. Je t’avoue que personnellement je regretterais plus tard de ne pas y avoir été mêlé d’une façon ou de l’autre. Et puis il manquait quelque chose dans ma vie : le séjour à la caserne. Je n’ai jamais pu obéir passivement ; je n’ai jamais ciré mes chaussures, lavé mon linge, fait mon lit, etc. etc. J’apprends maintenant ce que j’aurais dû apprendre il y a 13 ans et Hélène n’a qu’à bien se tenir si elle ne veut pas se faire donner des leçons lorsque je réintégrerai mes pénates. Il y a autre chose encore et cela te concerne aussi bien que moi. Sans adieu il n’y a pas de revoir et le revoir est tellement joli et émouvant qu’on ne doit pas trop pleurer à l’adieu. Nous avons vécu aussi tellement dans la quiétude qu’un petit rappel à la réalité ne nous fera pas trop de mal si, toutefois, il se borne à des pertes matérielles qui, je l’espère, seront bientôt réparées.
Combien as-tu payé à Mme Robin ? Ne donne plus rien en attendant la levée du séquestre. Je corresponds directement avec l’avocat, sans avoir recours à l’intelligente collaboration de Mr. Leconte. L’attitude de ce dernier vis à vis de Baboureau n’est peut-être pas aussi peu justifiée que tu le crois, surtout après les histoires de Charron et de Monfort. Ce sont des précautions dont nous parlerons plus tard. Malgré son silence, j’ai néanmoins confiance en Baboureau et je suis persuadé qu’il le justifiera. Tu auras remarqué en passant que mes employés tiennent plus à moi que tu ne semblais le croire.
Embrasse bien les enfants et ne te fais pas trop de mauvais sang pour l’avenir ; cette guerre finira peut-être plus vite que nous ne le croyons tous : ce ne sont pas les 100 m de tranchée par ci par là qui ont une influence. L’offensive viendra et elle sera foudroyante. Du reste, les dernières tentatives de l’Allemagne, notamment ce fameux raid des Zeppelins en Angleterre (5), sont des efforts désespérés ; car que pouvait-on espérer d’une pareille entreprise, sinon de stimuler les engagements volontaires en Angleterre.
Mille baisers et caresses.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "Mme L." : Mme Ledouarec, vraisemblablement une ancienne voisine du couple Gusdorf dans Bordeaux.
2) - "des théories" : des cours de théorie militaire.
3) - "thé au rhum" : Paul s'approprie une blague de soldats ("thé au riz").
4) - "à devenir antisémite" : cet aveu dont Paul - qui est juif - souligne le paradoxe ("tu en riras") peut aussi n'être qu'une feinte. En effet Paul s'approprie ainsi le point de vue largement partagé par ses officiers (français, très rarement juifs, très généralement antisémites) à la Légion, dont il répète d'ailleurs les arguments en reprochant implicitement aux juifs indigènes d'avoir accaparé les activités économiques aux dépens des Arabes et des Français et en accusant explicitement les légionnaires juifs (cependant sans citer sa catégorie personnelle de juif allemand) d'être "tire-au-flanc" (paresseux, irresponsables). S'il s'agit d'une feinte, ce qui paraît cohérent avec la culture humaniste et le caractère tolérant de Paul, alors elle révèle qu'il a pris conscience que son courrier personnel serait secrètement lu par un officier chargé d'informer son dossier judiciaire de naturalisation et qu'il est opportun pour lui de se montrer conforme à la représentation qu'il se fait du modèle du "Bon Français", avec la touche antisémite qu'il observe autour de lui. Il se peut aussi que Paul, qui cherche explicitement à s'émanciper de son identité allemande veuille de même se libérer de son étiquette de Juif ou de juif (à l'époque on confond totalement "un juif" sans majuscule au sens d'adepte de la religion juive et " un Juif" avec majuscule - au sens de membre du peuple juif ou de la nation juive). Enfin, il est vraisemblable que pour Paul, qui a appris en Allemagne un français littéraire précis mais assez obsolète, le mot "antisémite" signifie - comme son étymologie l'indique - "contre les Sémites", lesquels sont constitués de plusieurs peuples dont les principaux sont les Juifs et les Arabes. Ce faisant, Paul amalgame - comme le font inconsciemment ses collègues légionnaires - ces deux peuples ainsi que d'autres du Maroc.
5) - "raid de Zeppelins" : la presse a rendu compte de ce bombardement aérien, le premier contre l'Angleterre, sur des bâtiments civils de la côte orientale, mené par deux ballons dirigeables rigides Zeppelin le 19 janvier 1915. Les engagements volontaires des Anglais s'en trouvèrent effectivement multipliés.
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