lundi 12 janvier 2015

Lettre du 12 janvier 1915

Petit rappel en guise d'introduction:
Citoyen allemand installé en France depuis 1906, associé de la société L. Leconte, négociant en charbon, dont il dirige le bureau de Bordeaux, Paul Gusdorf s'est engagé pour la durée de la guerre dans la Légion Étrangère dès août 1914, dans l'espoir d'obtenir ensuite la nationalité française. Il est affecté au 1er Étranger, et d'abord envoyé à Bayonne, où il fait ses classes, avant de partir début décembre 1914 pour Lyon. Il y passe un mois avant de recevoir son affectation définitive au Maroc. Ses capacités intellectuelles et sa connaissance de la calligraphie et de la dactylographie lui ont valu, à Bayonne comme à Lyon, de confortables fonctions administratives. Il s'embarque début janvier 1915 pour l'Algérie, où de nouvelles aventures l'attendent... 
Le blog publie les lettres qu'il a envoyées tout au long de la guerre à son épouse Marthe, de nationalité allemande aussi, restée à Bordeaux avec leurs trois jeunes enfants, Suzanne, née en 1909, Georges (le futur philosophe) né en 1912, et la petite Alice, née en 1914. 

Gare d'Oran, De style néo-mauresque (style Jonnart), elle fut dessiné par l'architecte Albert Ballu et construite par l'entreprise des frères Perret, lors de la colonisation française. Son architecture reprend les symboles des trois religions du livre. Ainsi son aspect extérieur est celui d'une mosquée, où l'horloge a la forme d'un minaret; les grilles des portes, fenêtres et plafond de la qoubba (dôme) portent l'étoile de David; alors que les peintures intérieures des plafonds portent des croix chrétiennes. (Wikipédia)
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Sidi Bel Abbès, le 12 Janvier 1915

Chérie,
J’ai reçu la lettre du 5 et je t’ai répondu dès ce matin par carte postale. Notre voyage de Lyon à Marseille s’est effectué dans de très bonnes conditions dans des compartiments bien chauffés et confortables du PLM (1). Du café au rhum, des sandwichs, des cigarettes et des fruits nous ont été distribués en cours de route par la Croix Rouge et d’autres sociétés (2). Partis lundi soir 21 hs. de Lyon, nous sommes arrivés à Marseille mardi matin à 8 hs. Nous avons été conduits aussitôt au Fort St Jean à l’entrée du Vieux Port et de là, le soir, au S/S Sidi Brahim (3) qui nous a transportés en 36 hs. à Oran. La mer était assez agitée mardi soir, mais calme le lendemain ; malgré cela 95% des poilus avaient le mal de mer. Valentin et moi nous nous sommes débrouillés pour avoir une cabine moyennant de 6 Frs. chacun. Les autres étaient mal logés dans l’entrepont, avec des zouaves (4) dirigés sur Tlemcen (5). Arrivée à Oran le jeudi matin à 4 hs. Dès 4 hs. 30, on nous a conduits au Fort Ste Thérèse, d’où nous n’avons pu sortir toute la journée. On y avait une vue splendide sur la mer, le port et les montagnes qui s’avancent jusqu’à la Méditerranée et abritent le port. 
C’est à 17 hs. que nous sommes allés à la gare splendide d’Oran, construite entièrement en style mauresque jusque dans les plus petits détails. Je n’ai jamais vu une aussi jolie gare : elle est située au milieu d’un square, planté de palmiers et de plantes exotiques. Les fenêtres sont comme les vitraux de vieilles églises, et même les guichets, le buffet et les cabinets sont sculptés ou bâtis en style mauresque. Le voyage de 3 hs. Oran-Sidi Bel Abbès était pénible dans les wagons à bestiaux. Aussitôt après le coucher du soleil, il fait bien froid, ce qui est doublement désagréable après la chaleur du jour. A 20 hs. nous avons fait une entrée triomphale à Bel Abbès. C’est une petite ville composée moitié par les Européens, moitié par les arabes. Elle est entourée d’un mur en pierre, construit par la Légion, il y a une soixantaine d’années (6) comme défense contre les indigènes qui, aujourd’hui, ne pourraient guère se passer des Européens. Ce mur est percé de plusieurs portes, celles d’Oran, de Mascarah (7) et de Daya (8) en sont les plus jolies. La ville est quelconque : elle contient de jolies maisons tout à fait modernes à côté des taudis arabes qui au lieu d’une porte n’ont qu’une espèce de tapis. A l’intérieur on voit les arabes assis par terre, travaillant ou causant. Dans les rues, on voit des toilettes chics à côté des burnous (9) déguenillés que portent les arabes fiers comme des rois. Il y a cependant aussi par ci par là des costumes arabes brodés richement d’or. En dehors des murs se trouvent de jolies villas européennes, une belle mosquée et le village nègre (10) qui ne contient que des bordels, tenus par des mauresques (11). Il est consigné à la troupe, car les femmes sont complètement pourries, paraît-il. Des squares et jardins, plantés de beaux palmiers, embellissent Bel Abbès dont la principale beauté est son soleil riant. Mais qu’est-ce qu’il doit faire ici comme chaleur en été, grand Dieu !!! En face de notre quartier se trouve la caserne des spahis (12), dont les officiers portent des uniformes splendides.
Je suis content que tu aies pu retirer sans difficulté les titres. Prie donc Mr. Wooloughan de faire attention aux coupons et de les faire payer par sa banque. Les actions du CNEP et de la Banque de Paris et des Pays-Bas doivent payer en Janvier et tu dois encaisser certainement une centaine de francs ce moi-ci. Ce que je ne comprends pas, c’est ton humiliation devant Mme Robin. Comme tu le vois sur la coupure ci-jointe du “Journal”, nous n’avons pas besoin de payer le terme (13) du 10 Novembre et celui du 10 Février avant le 10 Avril 1915 au plus tôt s’il n’y a pas une nouvelle prorogation de 90 jours = 3 mois. C’est donc Mme Robin qui devrait être humiliée de demander le paiement avant échéance. Comme déjà dit, tu peux lui payer 175 Frs en attendant que le séquestre soit levé, ce qui, paraît-il, est assez long, vu les nombreuses formalités à remplir.
Je suis persuadé qu’avec le retour du beau temps, les opérations militaires seront menées rapidement. Les 400/500 000 hommes mobilisés contre l’Italie (14) peuvent être employés contre les Allemands et les 700 000 Anglais qui arrivent vont également faire de la bonne besogne.
     Mille baisers

                                           Paul

Une grosse bise pour les enfants.


Notes (François Beautier)
1) - "PLM" : train de la ligne Paris-Lyon-Marseille
2) - "d'autres sociétés" : trois organisations liées à la Croix Rouge Française sont très présentes dans les points de passage massivement fréquentés par les soldats : la Société Française de Secours aux Blessés Militaires (SBM), l'Association des Dames Françaises (les infirmières) et l'Union des Femmes de France. 
3) - "S/S Sidi Brahim" : Paul, courtier maritime, utilise l'abréviation "s/s" de l'expression anglaise "Steamer Ship" pour désigner le bateau à vapeur français baptisé Sidi Brahim en hommage à la bravoure des quelques combattants français qui affrontèrent à Sidi Brahim, en 1845, les troupes finalement victorieuses du chef nationaliste algérien Abd El-Kader.
4) - "zouaves" : fantassins des unités d'infanterie légère de l'Armée française en Afrique. Le corps des zouaves fut créé en 1830 par l'incorporation d'indigènes, notamment des Kabyles (peuple berbère), dans les troupes de conquête de l'Algérie.
5) - "Tlemcen" : capitale de l'Ouest algérien, à 50 km de la frontière orientale du Maroc.
6) - "une soixantaine d'années" : le général Bugeaud - conquérant de l'Algérie - fit édifier les remparts par la Légion en 1843. 
7) - "Mascarah" : aujourd'hui Mascara, à 80 km à l'est de Sidi Bel Abbès.
8) - "Daya" : aujourd'hui Ghardaïa, à près de 500 km au sud-sud-est de Sidi Bel Abbès.
9) - "burnous" : manteau long traditionnel, en laine, avec capuche.
10) - "village nègre" : expression populaire désignant les campements provisoires  improvisés, constitués de baraques et huttes végétales construites en marge des casernements militaires par des tenanciers de commerces et services non officiels destinés aux soldats.
11) - "mauresques" : il s'agit en fait précisément des femmes berbères des confins septentrionaux du Maroc et de l'Algérie. Paul, au contraire de la plupart des soldats, ne confond donc pas "une Mauresque" (femme maure) et "une femme arabe" voire "une femme maghrébine ou nord-africaine". Mais il néglige la majuscule attendue à "une Mauresque", peut-être parce qu'il n'existe pas alors de nation maure officiellement constituée. 
12) - "spahis" : cavaliers indigènes recrutés en Algérie pour la conquête du pays à partir de 1830. Leur recrutement s'étendit au Maroc à partir de 1886. 
13) - "le terme" : l'échéance des loyers, reportée de 3 mois selon le moratoire décrété le 5 août 1914, est de nouveau reportée de 90 jours... 
14) - "mobilisés contre l'Italie" : l'Italie alliée à l'Autriche-Hongrie depuis 1887 se garde bien d'entrer  en guerre à ses côtés et se laisse secrètement courtiser par la Triple-Entente qui obtient qu’elle n’attaque pas la France et rejoigne les Alliés le plus tôt possible. La presse des Alliés annonça plusieurs fois, notamment début janvier 1915, l'imminence de cet engagement espéré qui ne se réalisa que le 23 mai 1915 lorsque l'Italie déclara la guerre à l'Autriche-Hongrie. 

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