samedi 24 janvier 2015

Lettre du 25 janvier 1915

Petit rappel en guise d'introduction:
Citoyen allemand installé en France depuis 1906, associé de la société L. Leconte, négociant en charbon, dont il dirige le bureau de Bordeaux, Paul Gusdorf s'est engagé pour la durée de la guerre dans la Légion Étrangère dès août 1914, dans l'espoir d'obtenir ensuite la nationalité française. Il est affecté au 1er Étranger, et d'abord envoyé à Bayonne, où il fait ses classes, avant de partir début décembre 1914 pour Lyon. Il y passe un mois avant de recevoir son affectation définitive au Maroc. Ses capacités intellectuelles et sa connaissance de la calligraphie et de la dactylographie lui ont valu, à Bayonne comme à Lyon, de confortables fonctions administratives. Il s'embarque début janvier 1915 pour l'Algérie, où de nouvelles aventures l'attendent... 
Le blog publie les lettres qu'il a envoyées tout au long de la guerre à son épouse Marthe, de nationalité allemande aussi, restée à Bordeaux avec leurs trois jeunes enfants, Suzanne, née en 1909, Georges (le futur philosophe) né en 1912, et la petite Alice, née en 1914. 


Enveloppe Art Nouveau...

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Bel Abbès, le 25 Janvier 1915

Ma chérie,

J’ai reçu aujourd’hui en même temps tes lettres des 17 et 19 courant et j’en suis particulièrement heureux car voici une grosse nouvelle : au moment où tu recevras ces lignes, je serai au Maroc ! Ne t’en effraye pas, car je ne vais point au feu, nous serons dirigés - une trentaine de poilus - sur les environs de Taza où nous sommes aussi loin de l’ennemi qu’à Bel Abbès. Et comme je n’ai que 10 jours d’instruction, tu penses bien que j’aurai à passer un grand moment avant de brûler ma première cartouche sur un Marocain. Je crois même que je vais être employé là-bas au bureau, car l’autre jour le Capitaine, qui nous accompagnera probablement, me demandait quelles langues je parlais ; il ajoutait qu’il penserait à moi dès qu’il y aurait une place de secrétaire de libre. Le Lieutenant-Colonel, lorsque je lui ai été présenté, savait aussi déjà que j’avais été secrétaire du Colonel à Bayonne. Tu peux continuer à m’écrire à la Compagnie 26A à Bel Abbès en attendant que je te communiquerai mon adresse marocaine. Et soit surtout rassurée sur mon sort, car réellement je ne risquerai rien. 
Pour ce qui concerne la galette (1), j’en ai sûrement jusqu’au milieu du mois de Mars, sauf imprévu. J’ai lu avec intérêt tes communications, et en vois que tu te débrouilles aussi de ton côté. J’en suis d’autant plus fier et heureux que je t’ai souvent dit que tu n’es pas une femme d’affaires. Quant à Mme Robin, le terme du 10 Février n’est payable que le 10 Mai au plus tôt ; tu as donc le temps. Si tu ne fais pas le versement pour les Communales 1912 (2) à la dernière date indiquée sur les obligations, nous perdons simplement le droit au tirage qui suit ; les obligations gardent cependant leur valeur. J’espère cependant que d’ici là, le séquestre aura donné tout au moins l’autorisation à la maison Leconte de te verser Frs. 500,- par mois, en attendant la levée du séquestre, telle que je l’ai demandée à l’avocat il y a environ 8 jours. Comme je te le disais, c’est Me Bonamy, Avoué, Docteur en Droit, 10 quai d’Orléans à Nantes qui est mon avocat et tu peux lui écrire directement pour renouveler ce que je lui ai dit : Du moment que par décision préfectorale ma famille peut rester à Caudéran, il est logique qu’on lui laisse les moyens d’existence, en attendant la levée du séquestre. Incluse également la notification du séquestre que tu garderas soigneusement. Si tu manques d’argent, écris de ma part à Mr. Penhoat, Rue Porsauquen à Guingamp (Côtes du Nord) ; il se fera un plaisir de t’en envoyer ; ou bien vends des obligations communales 1912, une par une ou pas plus de 2 à la fois. Elles valent actuellement 218 Frs. moins les 40 ou 50 Frs. qui restent à verser. Une (68 ...) (3) est payée en entière, c’est celle qui était en dépôt chez Mr. Wooloughan. Ce dernier t’avancera aussi des fonds ; au besoin, tu lui donneras quelques titres comme garantie. La rente espagnole te parviendra sûrement par le CNEP (4); ne t’en fais pas de mauvais sang, ainsi que pour le relevé de compte qui ne vient jamais avant commencement/milieu Février.
Je ne t’ai pas dit qu’un peu avant mon départ de Lyon, ma montre s’est arrêtée de nouveau. Comme la réparation aurait coûté près de 5 Frs, j’ai, pour ne pas être embêté, acheté une montre en acier à 4 Frs. 95 qui marche bien. Je t’enverrai peut-être la montre en argent qui est un souvenir de mon père et tu la conserveras.
Voici donc que nos affaires passent entièrement entre tes mains, comme un juste retour des choses. Tu te plaignais souvent que tu n’y eus aucune part - maintenant tu en garderas toute la charge. Et je n’en suis pas du tout mécontent au fond : je t’adore davantage parce que tu as maintenant sous tes ailes tout ce qui nous est cher. Je ne peux malheureusement pas voir les progrès de la petite Alice ni de Georges et lorsque je rentrerai, ils ne me reconnaîtront même pas ! Si tu savais combien de fois je me représente notre nid de la rue du Chalet avec les trois gosses dans leurs lits blancs et ma petite femme seule dans le nôtre ...
Ne perds pas courage, Chérie, et supporte cette séparation comme moi : je vois et sens tous les jours (et tous les soirs) de nouveau combien tu me manques à chaque instant et comme j’ai été bête de te chercher quelquefois des poils sur les oeufs.
Mille caresses pour toi et les enfants.

                                         Paul

P.S. N’oublie pas qu’en cas d’urgence tu peux me télégraphier à 5 cs le mot : Gusdorf 1° Etranger Compagnie 26 Sidi Bel Abbès. J’ai bien reçu ta lettre adressée à Lyon. As-tu le bordereau des titres de Mr. W. ?

Notes (François Beautier)
1) - "la galette" : mot d'argot militaire désignant la solde et par extension l'argent dont dispose le soldat. Chaque mois, Marthe envoie de l'argent à son mari.
2) - "les Communales" : il s'agit d'obligations émises par le Crédit foncier de France pour alimenter les prêts que l'État consent aux communes. L'émission de 1912 eut un tel succès notamment parmi les petits épargnants qu'elle fut couverte plus de 19 fois, recueillant plus de 33 millions de francs au lieu des 2 millions proposés à la souscription. 
3) - "Une (68 ...)" : la lettre du 21 mai 1915 indique qu'il s'agit de l'obligation n° 68892 des Communales émises en 1912. 
4) - "CNEP" : Comptoir national d’escompte de Paris, lequel géra pendant la Grande Guerre les emprunts nationaux d'État, dont celui de l'Espagne, dit "4% extérieur de 1907" détenu à plus de 60% par des Français, la plupart étant des petits commerçants des régions limitrophes de l'Espagne.

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