jeudi 1 janvier 2015

Lettre du 2 janvier 1915

Si Suzanne dessine sur les enveloppes...
... Marthe y fait des additions...
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran


Lyon, le 2 janvier 1915


Je viens de recevoir tes lignes du 30 écoulées qui se sont croisées avec ma dernière lettre. A ta place, je serais allé moi-même chez le Commissaire pour voir ce qu’il y avait à ajouter sur le permis ! L’a-t-il retourné maintenant ? Je suppose qu’il a tout simplement ajouté que ton mari est à la Légion ? Dis-moi donc cela bientôt et fais moi également savoir si tu as pu retirer les titres et si W. t’en a donné la nomenclature comme je te le conseillais dernièrement. Quant à l’histoire de Mr. Robin, j’étais persuadé à l’avance que c’était une histoire de brigands !
Je t’envoie ci-joint une coupure d’un journal de Lyon contenant quelques appréciations sur la guerre publiées par Maximilien Harden (1) dans son journal “Die Zukunft” et qui t’intéresseront certainement. Quant à moi je reste convaincu que la Guerre sera virtuellement terminée dans 3 à 4 mois au plus tard. Nous faisons tous les jours des progrès un peu partout et nos effectifs sont continuellement comblés et même renforcés, sans parler de la prochaine arrivée de 800 à 900 000 anglais de première ligne qui feront pencher la balance. Quant aux Russes il ne faut pas oublier qu’ils font face sur 3 fronts : contre les Allemands, Autrichiens et Turcs. Ils retiennent maintenant pas mal de corps d’armée allemands et les pertes de ces derniers sont énormes.
Hier, le jour de l’an, j’ai fait presque tout l’après-midi de l’écarté et au damier avec Valentin, car le temps n’était point beau. J’ai eu une telle veine que je craignais à un moment donné d’être c-c- (2), j’espère cependant que ce n’est pas le cas. (Ta visite est-elle venue ? (3)) Le soir, nous étions au cinéma au Grand Théâtre après un bon dîner en ville. Qu’est-ce que tu as fait hier ? Je suis content que la petite va mieux maintenant, cette histoire de dents doit la travailler beaucoup.
Quant à mon départ pour Sidi Bel Abbès, la date n’est pas encore arrêtée, mais ce sera certainement au courant de la semaine prochaine. Mon camarade Valentin (Suisse) a également demandé d’y aller ; il a un parent comme préfet militaire à Casablanca (Maroc) et si nous allons ensemble en Algérie, nous tâcherons de nous faire une petite place à Casablanca. Les légionnaires d’ici qui sont allés là-bas se plaisent beaucoup à Bel Abbès : la nourriture y est excellente et le couchage etc. également. Quant à Antoine, Jaquet et Singer, je les vois rarement, mais il paraît que Singer n’est pas dans ses petits souliers.
Je désirerais seulement que tu abandonnes ton pessimisme et que tu te fasses moins de mauvais sang. C’est ce point qui me préoccupe le plus, car pour le reste on se débrouillera déjà ! Les gens d’ici sont vraiment plus que convenables et si je tenais à rester à Lyon ou plutôt au camp de la Valbonne (4), j’aurais pu trouver le joint. Mais puisque je suis à la Légion (5), je vais voir Bel Abbès et aller jusqu’au bout. La veine qui m’a souri jusqu’ici ne me quittera certainement pas !
Doc, bon courage et la tête haute, les meilleurs jours ne tarderont pas à revenir.
Je t’embrasse bien tendrement

                                                 Paul


Un baiser pour les enfants et dis à Hélène que je lui souhaite une année bonne et heureuse !

Notes (François Beautier)
1) - "Maximilian Harden" : journaliste juif d'origine polonaise fondateur du quotidien néo-nationaliste allemand Die Zukunft ("L’avenir"), dans lequel il critique l'ultra-conservatisme de l'empereur Guillaume II et de son entourage. 
2) - "c-c-" : Paul ne se résout pas à écrire "cocu" alors qu'il fait référence à l'expression "une chance - ou veine - de cocu".
3) - "Ta visite est-elle venue ?" : associée à la phrase précédente, cette interrogation entre parenthèses laisse envisager le couple Gusdorf comme très franc et émancipé. (Paul demande à Marthe, par cette expression codée, si elle est enceinte - Anne-Lise Volmer).
4) - "Camp de la Valbonne" : grand camp d'entraînement militaire au nord de Lyon, dans l'Ain, base d'un dépôt de la Légion ouvert en 1914. 
5) - "Légion" : Paul oublie de préciser qu'étant allemand ("ressortissant ennemi") il ne peut être affecté dans un régiment qui pourrait avoir à combattre d'autres Allemands. Ce n'est donc pas sa volonté, mais sa nationalité, qui le conduit à Sidi Bel Abbès. 

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