lundi 19 janvier 2015

Lettre du 20 janvier 1915

Petit rappel en guise d'introduction:
Citoyen allemand installé en France depuis 1906, associé de la société L. Leconte, négociant en charbon, dont il dirige le bureau de Bordeaux, Paul Gusdorf s'est engagé pour la durée de la guerre dans la Légion Étrangère dès août 1914, dans l'espoir d'obtenir ensuite la nationalité française. Il est affecté au 1er Étranger, et d'abord envoyé à Bayonne, où il fait ses classes, avant de partir début décembre 1914 pour Lyon. Il y passe un mois avant de recevoir son affectation définitive au Maroc. Ses capacités intellectuelles et sa connaissance de la calligraphie et de la dactylographie lui ont valu, à Bayonne comme à Lyon, de confortables fonctions administratives. Il s'embarque début janvier 1915 pour l'Algérie, où de nouvelles aventures l'attendent... 
Le blog publie les lettres qu'il a envoyées tout au long de la guerre à son épouse Marthe, de nationalité allemande aussi, restée à Bordeaux avec leurs trois jeunes enfants, Suzanne, née en 1909, Georges (le futur philosophe) né en 1912, et la petite Alice, née en 1914. 



Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22  Caudéran

Sidi Bel Abbès, le 20 Janvier 1915


Ma chère petite femme,

J’espère fermement, comme je te le disais hier par carte postale, que l’arrivée de ma correspondance se fait maintenant régulièrement. Arrivé ici le 7 au soir tard, je t’ai écrit dès le 8 et ma carte doit être arrivée vers le 13/14 ; les autres lettres et cartes ont sans doute suivi de sorte que tu es maintenant pleinement rassurée sur mon sort.
Après le temps radieux, nous avons eu de la neige hier et le soleil brillait sur les branches des arbres chargés de neige, spectacle qui ne s’était pas vu ici depuis une dizaine d’années paraît-il. Depuis ce matin, le dégel a commencé et a transformé la neige blanche en boue ; comme la terre est argileuse ici, l’eau n’y pénètre que très lentement et il faudrait du vent pour sécher. Enfin cela passera aussi ! Les nuits sont très fraîches, heureusement qu’on est bien couché !
Il me fait un sensible plaisir que les gens de là-bas (1) jugent notre attitude comme elle doit être jugée ; le contraire aurait été profondément injuste, mais à vrai dire, je craignais fort que tu n’entendes par ci par là un mot blessant de la part de nos voisins qui, surtout d’après Mme Devilliers (2), ne sont pas précisément des gens de tact. Je lis journellement l’ “Écho d’Oran” et de temps à autre les journaux de Paris qui arrivent ici avec 6/7 jours de retard. Le Figaro publiait l’autre jour un article “Son Gendre” contre le duc Ernest-August de Braunschweig (3) à qui il a suffi de devenir le gendre de Guillaume II pour piller un château et d’envoyer des collection de dentelles et de soie à sa femme. L’article, que j’avais si bien mis de côté pour toi que je ne le retrouve pas, disait beaucoup de bien du vieux Duc de Cumberland, ainsi déshonoré par son fils. Quant aux atrocités allemandes, il vaut mieux ne pas en parler. Les nombreux déserteurs alsaciens ont été dirigés ici sur Bel Abbès et sur Saïda (4) où se trouve le 2° Etranger. Il y en a un jeune homme dans ma chambre, originaire des environs de Mulhouse (5) et qui connaît même nombre de personnes là-bas dont je me rappelle encore. Dès le début de la guerre il a été incorporé bien que n’ayant que 18 1/2 ans. Après une instruction de 3 mois à la caserne de Wissembourg (6), il a été dirigé sur le front d’où il s’est évadé en Décembre après un mois dans les lignes françaises. D’après lui le moral des troupes allemandes a singulièrement changé depuis le début de la guerre et ce n’est point avec mépris qu’on parle de l’armée française dans les tranchées allemandes. 
Que notre fille cadette fait déjà tout le tour de la maison, est en effet un grand progrès. Dans 2/3 mois tu seras donc tout de même un peu plus libre !
As-tu vu Baboureau entretemps ? Je n’ai pas eu une seule ligne de lui depuis que je suis à Bel Abbès, c.à.d. depuis quinze jours demain. Cela m’étonne d’autant plus qu’il ne doit pas avoir beaucoup de travail, car les Chemins de Fer français ne reçoivent rien  depuis quelque temps.
J’ai fait dimanche après midi une promenade solitaire dans les environs. Il n’y a dans ce pays que des vignes et des oliviers en dehors des champs et jardins produisant les légumes. Le Régiment possède également de grands jardins qui produisent presque tous les légumes pour le Corps. Les jardiniers sont naturellement des légionnaires. Il existe aussi tout près des murs un joli Jardin Public avec des arbres ombrageux, des cascades et de jolis bosquets. Ce qui est souvent répudiant ici, ce sont les masures misérables des arabes qui se contentent souvent d’une seule pièce pour toute la famille. Et quelle pièce ! On croirait plutôt une écurie qu’une habitation humaine. Notre chambre de 27 hommes comprend entre autres un nègre californien, Jim Jonny, boxeur assez connu et grand ami de Sam Mac Vea (7); un nègre jaune de La Réunion ; un arabe demi-civilisé (8), un Égyptien, un Suisse, un Espagnol, des Belges, des Alsaciens et quelques Allemands. Comme Français il n’y a guère que 2 ou 3 dans la chambrée, dont un qui a plus de 12 ans de Légion. Ces vieux légionnaires se débrouillent dans toutes les langues, même en arabe. Souvent on les entend crier et commander dans un jargon qui fait rire les plus mélancoliques : Cela, c’est à Ich (9)! Mettez les bancs sur le Tisch (10)!
Voilà le 30 Janvier (11) qui approche, et comme je veux éviter que mes voeux et félicitations arrivent en retard, je te les présente aujourd’hui déjà. Et par rapport à mes maigres ressources et l’impossibilité de trouver ici quoi que ce soit, je t’adresse un colis postal avec quelques fruits du pays. Ce n’est que pour te rappeler que je pense à toi plus souvent que jamais et que je compte fermement que nous fêterons ce jour mémorable l’année prochaine dans d’autres conditions qu’anno 1915 (12). Je t’embrasse longuement en attendant de pouvoir faire mieux.
Un baiser aussi pour nos petits.

                                                Paul

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "les gens de là-bas" : sans doute l'entourage bordelais de Marthe; mais cette formule pourrait aussi désigner de façon discrète, voire codée, la famille de Marthe restée en Allemagne. 
2) - Les Devilliers avaient été pensionnaires de Marthe à l'automne 1914, leur logement ayant été loué à des membres du gouvernement replié à Bordeaux, et Mme Devilliers avait dû entendre les voisins tenir des propos aigre-doux sur sa logeuse...
3) - "Ernest-August de Braunschweig" : ce membre de la Maison de Hanovre, arrière petit-fils du roi d'Angleterre Georges III et fils du prussophobe duc de Cumberland réfugié en Autriche, s'est fait prussophile pour épouser la fille du kaiser Guillaume II et prendre le titre de duc de Brunswick.  Paul, qui est originaire du duché de Brunswick a déjà exprimé son regret que, la Prusse ayant annexé ce duché en 1866, le Reich l'ait intégré en 1871. Manifestant son parti pris prussophobe, il présente les frasques de ce duc prussophile comme si son beau-père, l'Empereur d'Allemagne Guillaume II, en partageait la responsabilité, au grand dam de son père le duc de Cumberland, prussophobe selon la presse française prompte à mettre en lumière les moindres tensions internes du camp ennemi (en 1917 le roi d'Angleterre George V lui confisqua tous ses titres et honneurs britanniques parce qu'il soutenait en fait l'Allemagne).
4) - "Saïda" : camp d'entraînement d'artillerie situé à 80 km au sud-est de Sidi Bel Abbès, devenu siège d'un régiment de la Légion.
5) - "Mulhouse" : première ville d'Alsace du Sud, industrielle, francophile, où Paul vécut de 1904 à 1906 avant de s'installer en France, à Nantes, puis à Bordeaux. 
6) - "Wissembourg" : ville du nord de l'Alsace, aujourd'hui frontalière de l'Allemagne, alors siège d'une garnison allemande.
7) - "Sam Mac Vea" : champion de boxe noir américain, connu en France parce qu'il  abandonna après 49 rounds un combat à Paris en 1909 face à Joe Jeanette. Son soit-disant ami Jim Jonny n'a pas laissé de trace historique accessible.
8) - "un arabe demi-civilisé" : Paul, se conformant à la règle personnelle qu'il semble s'être fixée, n'accorde pas à "un Arabe" - de même qu'à  "des Juifs" ou à "un Nègre" -  la majuscule qu'il donne à "les Allemands" ou à "un Alsacien" : être ou ne pas être officiellement constitué en peuple ou nation paraît être son critère de différenciation  logique. Ce faisant, il écrit les mots "arabe", "juif" et "nègre" exactement comme le font alors massivement les soldats français, la plupart inconscients de la xénophobie et du racisme qu'ils expriment ainsi implicitement. 
9) - "à Ich" : "à je".
10) - "le Tisch" : "la table"
11) - 30 janvier" : anniversaire de Marthe, que Paul ne manque jamais de souhaiter à l'avance.
12) - "anno 1915" : Paul utilise la référence annuelle des archives officielles pour traiter en affaire déjà classée ce que le couple endurera en 1915. Façon de dire que la guerre durera encore mais qu'elle ne changera rien à leur union ? 



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