vendredi 9 janvier 2015

Lettre du 10 janvier 1915


Petit rappel en guise d'introduction:
Citoyen allemand installé en France depuis 1906, associé de la société L. Leconte, négociant en charbon, dont il dirige le bureau de Bordeaux, Paul Gusdorf s'est engagé pour la durée de la guerre dans la Légion Étrangère dès août 1914, dans l'espoir d'obtenir ensuite la nationalité française. Il est affecté au 1er Étranger, et d'abord envoyé à Bayonne, où il fait ses classes, avant de partir début décembre 1914 pour Lyon. Il y passe un mois avant de recevoir son affectation définitive au Maroc. Ses capacités intellectuelles et sa connaissance de la calligraphie et de la dactylographie lui ont valu, à Bayonne comme à Lyon, de confortables fonctions administratives. Il s'embarque début janvier 1915 pour l'Algérie, où de nouvelles aventures l'attendent... 

Le blog publie les lettres qu'il a envoyées tout au long de la guerre à son épouse Marthe, de nationalité allemande aussi, restée à Bordeaux avec leurs trois jeunes enfants, Suzanne, née en 1909, Georges (le futur philosophe) né en 1912, et la petite Alice, née en 1914. 


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Sidi Bel Abbès, le 10 janvier 1914

Ma chère petite femme,

Voilà déjà 3 jours que je me trouve à Bel Abbès, la terre promise du légionnaire sans distinction de nationalité (1)! Tu as certainement reçu mes 2 cartes et tu ne te feras plus de mauvais sang pour moi. A vrai dire, je respire ici et jamais je n’ai ressenti autant les bienfaits du soleil qu’après le séjour à Lyon, où le brouillard et le froid sont à l’ordre du jour.
Et puis on est pour la première fois dans une véritable caserne, dans une caserne où la propreté règne, une propreté minutieuse, où l’on mange à une table, où l’on couche dans un lit muni de draps ! La caserne de la Légion occupe un vaste emplacement au centre de la ville. La cour, d’une profondeur de 200 m environ, est plantée de plusieurs rangées d’arbres. Les 10-12 bâtiments se rangent tout autour : les 3 principaux ont un rez-de-chaussée et 3 étages : je couche au 1° dans la même chambre que mon camarade Valentin, et où nous sommes 26 poilus. Chacun a un bon lit avec 2 matelas, 2 couvertures en laine, 2 draps et un oreiller bourré de laine. Le manger est aussi bon qu’on peut l’attendre dans une caserne et n’est certainement pas meilleur dans les régiments métropolitains : Le matin il y a le “jus” (café), à midi une soupe, de la bonne viande et des légumes, quelquefois du poisson, le tout bien préparé, 1/4 de vin et un peu plus qu’une livre de pain. Même menu le soir, mais sans vin. Le dimanche il y a café au lait le matin, un plat de plus à midi, du dessert (2 différents) et le café noir après le repas. Les estomacs allemands trouvent leur compte 1 ou 2 fois par semaine avec du bon choucrout garni de lard (Rippenspeck) (2). Le caractère mi-allemand de la Légion (3) se voit du reste partout. Les inscriptions “Service des Chambres” sont suivies de la traduction allemande “Vorschriften für den Stuberdienst” “Eau potable” “Gütes Trinkwasser” etc. Au rapport, lorsqu’il y a quelque chose de particulier, un sergent le traduit après la lecture française en allemand ou plutôt en alsacien. Le jargon alsacien frappe très souvent l’oreille. Les gradés sont fort gentils ; notre chef de section nous a rassemblés dès notre incorporation pour nous dire à peu près ceci : “Je suis un bon bougre, et j’ai l’habitude de n’embêter personne. Faites-en autant de votre côté et n’oubliez pas que si vos chambres et vos affaires ne sont pas propres, la responsabilité en retombe sur moi. Faites votre service comme il faut et nous serons bons amis.” Il y a cependant une discipline de fer ici, mais elle est indispensable, vu l’amalgame de poilus de toutes nationalités. Les sous-officiers et caporaux sont bienveillants, du moment qu’ils voient qu’ils ont affaire à des gens convenables. Ce qui me paraît d’ores et déjà certain, c’est que la légende de la Légion, telle qu’elle est présentée dans les journaux allemands (4), est aussi fausse que bien d’autres histoires inventées pour les besoins de la cause. Je ne suis pas encore habillé ni armé, car nous devons recevoir des effets neufs, il s’ensuit que je n’ai pas encore commencé le service et que j’ai tout le temps de me chauffer au soleil et de suivre des fenêtre de ma chambre le vol des hirondelles qui nichent par milliers dans la caserne. Et il n’est même pas impossible qu’on m’envoie dans un bureau quelconque, car il y a plus de 150 employés ici.
Ce qui est bon et bon marché ici, ce sont les mandarines, dattes etc. Les arabes (5) vendent les mandarines maintenant 2 sous les 16. Le premier jour, je ne recevais que 1/2 douzaine pour 1 sou, maintenant, connaissant leur truc, j’en ai 8 pour 5 cs (6).
Je te raconterai demain un peu de notre voyage et de la ville. Car le soleil brille si joyeusement dehors, que je ne résiste pas à la tentation de me promener sous les palmiers qui sont un peu partout dans les rues et jardins.
Embrasse bien les gosses et reçois 1000 baisers de ton

                                               Paul


Notes (François Beautier):
1) - "nationalité" : la nationalité n'influe pas sur l'engagement dans la Légion mais conditionne l'affectation puisque les légionnaires "ressortissants étrangers non ennemis" sont, au contraire de Paul, affectés prioritairement sur les fronts européens. 
2) - "Rippenspeck" : lard fumé ou poitrine fumée. Paul n'emploie la langue allemande que dans les rares cas où soit il ne connaît pas d'équivalent français (ou alsacien), soit il veut rappeler à Marthe un souvenir des débuts de leur vie commune, soit encore il veut fustiger une inconduite ou barbarie allemande en faisant comme si seule l'Allemagne pouvait être capable d'en perpétuer.
3) - "caractère mi-allemand de la Légion" : depuis sa création en 1831 la Légion s'est adaptée à la primauté des Allemands (dont beaucoup originaires d'Alsace après 1871) qui ne sont pour autant pas majoritaires parmi la cinquantaine de nationalités différentes des légionnaires. Entre août 1914 et avril 1915, plus de 30 000 étrangers s'engagent dans la Légion, le groupe national le plus nombreux étant celui des Italiens, qui sont affectés massivement, avec leurs collègues légionnaires "ressortissants non-ennemis" (l'Italie se comporte en pays neutre jusqu'au 23 mai 1915 puis en Allié) sur les fronts européens. Ne restent donc en Afrique du Nord, dépendants du siège de Sidi Bel Abbès, où la Légion est implantée depuis 1843, que des professionnels de toutes nationalités formant l'encadrement et des engagés "volontaires" pour la durée de la guerre classés "ressortissants ennemis" (Allemands, Austro-hongrois, Ottomans) parmi lesquels dominent les Allemands (dont les Alsaciens). 
4) - "légende de la Légion telle qu'est présentée dans les journaux allemands" : pour contrecarrer les engagements d'Allemands (dont d'Alsaciens) dans la Légion étrangère française, la presse allemande, inspirée par l'État-major du Reich, a fait courir dès mai 1914 des rumeurs la discréditant et a désigné ses agents recruteurs, ses candidats et ses recrues comme cibles des pangermanistes. 
5) - "les arabes" : Paul néglige la majuscule nécessaire à la désignation d'un peuple ou d'une nation. Ce faisant il semble se conformer au mépris que la très grande majorité des Français (notamment d'Afrique du Nord) manifestent envers les Arabes (et les autres peuples indigènes), alors qu'il réserve plus certainement la majuscule aux peuples et nations officiellement constitués, ce qui n'est alors pas le cas des Arabes.

6) - "5 cs." : 5 centimes, soit un sou.

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