samedi 28 novembre 2015

Lettre du 29.11.1915

Groupe de spahis (herodote.net)

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 29 Novembre 1915

Ma chère petite femme,

J’ai les lettres des 16 et 17 courant. Tu as vraiment fait des progrès depuis 1900-1901 où tu as commencé à m’écrire des cartes postales éditées chez R. Rose (1)! Je comprends du reste fort bien que n’ayant pour ainsi dire personne pour vider ou alléger ton coeur en discutant les effets et les causes, tu uses un peu plus de papier à lettre. Et si je n’ai pas suffisamment de temps pour t’écrire aussi souvent que je le voudrais, je suis tout de même bien content de recevoir souvent de tes nouvelles. A propos de la lettre de Suzanne, tu dois l’avoir corrigée bien souvent, car il n’est pas possible qu’un enfant de cet âge écrive aussi correctement.
Parlons d’abord un peu de la question financière. D’après ce que j’ai pu lire dans les journaux, les dispositions du moratorium concernant les loyers n’ont pas été changées. Malgré cela il me serait agréable, à moi aussi, que le séq. (2) paye à Mme Robin partie ou totalité des loyers échus. D’un autre côté je vais écrire à Mr. Penhoat pour lui demander de m’adresser jusqu’à la fin de la guerre les mensualités (3) que tu m’as envoyées jusqu’ici, ce qui augmenterait d’autant tes ressources à toi. Celles-ci sont du reste bien maigres, ou surtout que tu as à payer Hélène, les contributions etc. Je t’engage donc de nouveau à vendre par l’entremise de l’ami W. (4) une obligation 3% 1912 du Crédit Foncier qui valent en ce moment 200 à 205 Frs. de façon à avoir un peu d’avance à la maison. Laisse donc les paiements à Mme Robin complètement de côté jusqu’à nouvel ordre. Si le séq. y consentait, tu pourrais au moins toucher les intérêts échus au C.N.E.P. (5) tout en y laissant toujours en dépôt les titres qui s’y trouvent encore. 
La situation diplomatique dans les Balkans s’est tout de même un peu améliorée (6) et il est à espérer que la situation militaire en fera de même sous peu. Dans un des derniers n° du Journal que j’ai reçu aujourd’hui, il est question d’astreindre les sujets des pays alliés résidant en France de s’enrôler, soit dans leurs pays respectifs, soit dans l’armée française, ou bien d’être amenés dans un camp de concentration (7). On veut même prévoir des mesures spéciales pour les neutres domiciliés actuellement en France. C’est du moins ce qui ressort de débats à l’Hôtel de Ville de Paris et des paroles du Préfet de Police (8). Malgré toutes ces rigueurs, je suis d’avis qu’une fois la guerre terminée, il sera impossible de vouloir édifier un mur chinois (9) autour des différents pays européens. Il sera certes fait beaucoup d’attention aux naturalisations, et pour ceux qui ne l’obtiendront pas il y aura des mesures de surveillance spéciales pour éviter que l’affluence des étrangers redevienne aussi forte qu’auparavant. Mais les relations économiques ne se commandent pas, elles sont les suites des richesses naturelles et des productions des différents pays et aucune puissance ne pourra s’en affranchir. Que les droits d’entrée des marchandises allemandes seront sensiblement augmentés n’est que trop naturel. Si cela n’a pas été le cas jusqu’ici, c’est que le traité de Francfort avait établi au profit de l’Allemagne le régime de la nation la plus favorisée (10)
C’est donc Georges qui a remarqué le sac à la ceinture d’un Marocain ? Ce sac, notamment dans un modèle plus grand, est constamment porté ici par les Officiers des troupes marocaines dont la tenue est du reste très pittoresque. Quel est donc le petit Pierre (11)? Sans doute un parent d’Hélène ? Ici nous ne cessons pas d’avoir un temps superbe, à peu près comme en Septembre à Bordeaux. Même les nuits ne sont pas bien froides en ce moment. Nous travaillons également aux Jardins en bas, espérons que nous ne goûterons plus longtemps les fruits de notre travail l’année prochaine.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi-même mes meilleurs baisers.

                                                Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "de chez R. Rose" : cet éditeur réputé de cartes postales présentant des photographies (très belles) de paysages était français, son siège étant au 145 rue du Temple à Paris. Paul, qui était alors en Allemagne, pouvait avoir gardé 15 ans après le souvenir de la marque de ces cartes françaises. Marthe prenait alors (avec Paul ?) des leçons de français; elle collectionnait les cartes postales dans un gros album conservé dans les archives familiales.
2) - "le séq." : le séquestre, censé verser à Marthe des mensualités qui lui permettent de vivre.
3) - "les mensualités" : les mandats d'argent de poche envoyés mensuellement à Paul par Marthe (environ 50 francs par mois).
4) - "l'ami W." : Wooloughan, ami américain et homme d'affaire de Paul.
5) - "C.N.E.P." : Comptoir national d'escompte de Paris.
6) - "un peu améliorée" : les secours terrestres dépêchés par la France à partir de Salonique soulagent la retraite des Serbes mais ne l'enrayent pas.
7) - "camp de concentration" : donc d'être traités comme des "ressortissants ennemis", regroupés dans des camps en différents points de France.
8) - "Préfet de Police" : lequel s'inquiète de la présence à Paris de nombreux espions ressortissants de pays neutres travaillant pour la Triple Alliance.
9) - "mur chinois" : muraille de Chine.

10) - "nation la plus favorisée" : Le traité de Francfort imposé à la France vaincue par l'Allemagne le 10 mai 1871 stipule dans son article 11 que la clause de la nation la plus favorisée règlera les échanges économiques entre les deux pays, c'est-à-dire précisément que la France ne taxera pas plus ses importations d'Allemagne que du moins taxé de ses fournisseurs. Paul expose ici que l'Allemagne en a profité aux dépens de la France et qu'il "sera naturel" après la guerre de taxer les produits allemands, ce qui n'est pas cohérent avec le principe du libre-échange qu'il prône habituellement. Ce paradoxe se double d'un autre si l'on relie cette proposition protectionniste avec ce qu'il disait précédemment de l'immigration, qu'il proposait de contrôler "pour éviter l'affluence des étrangers", ce qui relève d'une attitude xénophobe alors qu'il est lui-même un immigré. En fait, Paul se montre ici rationnellement (ou naturellement) xénophobe puis protectionniste peut-être pour se démontrer fondamentalement français, ou du moins français tel qu'il imagine ou perçoit les Français. Se sentirait-il alors observé par les agents des juges qui se prononceront sur son éventuelle naturalisation ? Peut-être aussi faut-il lire ses considérations comme un appel à la mesure : après la guerre, il faudra veiller à ne pas totalement fermer les frontières - ni pour les hommes, ni pour les marchandises - entre les pays des deux camps. Dans ce cas, Paul plaiderait la même cause que les partisans d'une Europe confédérale.
11) - "petit Pierre" : ?

jeudi 26 novembre 2015

Lettre du 27.11.1915

Cinémathèque Robert Lynen - Tirailleurs algériens

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 27 Novembre 1915

Ma chérie,

Nous voilà de retour du convoi de l’Oued Amelil, c’était une rude marche de près de 40 km et pénible parce qu’il faisait très chaud, comme du reste tous les jours depuis notre arrivée à Taza. L’Oued Amelil est à peu près à mi-chemin de la route Taza-Fez et nous avons pu constater que les travaux du chemin de fer projeté sur cette route sont très activement poussés (1). Comme on travaille aussi du côté de Fez dans la direction de Taza je crois que d’ici 6 à 8 mois la ligne fonctionnera : nous avons pu voir plusieurs ponts tout récemment construits en béton armé (car si ces ponts ne sont pas solides les Marocains les brûlent ou les détruisent) et qui nous ont économisé en même temps 4 traversées de l’Oued, ce qui n’est pas désagréable. Ce sont les Bat d’Af et les Groupes Spéciaux qui travaillent là-bas à faire les routes, c.à.d. des gens qui ont subi des condamnations de prison dans le civil et qui de ce fait ne sont pas incorporés dans des corps réguliers. Toutefois les travaux d’art et la ligne proprement dite sont faits par des civils. 
Sais-tu qu’à force d’avoir couché pendant 3 mois par terre et sans me déshabiller j’avais les premiers jours des vertiges dans mon lit à Taza ? Enfin, c’est passé et comme nous avons maintenant une deuxième grande couverture en laine, un sac à couchage et un oreiller, nous sommes bien couchés. On nous a lu aussi aujourd’hui au rapport que nous aurons maintenant 5 sous par jour (2) comme les soldats sur le front en France !! Malheureusement le travail est toujours fantastique dans notre Compagnie - juste et exclusivement dans la nôtre, car les autres sont bien moins poussées que nous !
En même temps avec tes 2 dernières lettres m’est parvenue une de Georges qui se trouve toujours à l’Hôpital Américain n° 1 mais non sur le front ; il est installé à Vitry le François (3) et se fait toujours beaucoup de mauvais sang au sujet de sa fiancée décédée.
En ce qui concerne la guerre, il parait que la Grèce ou son roi a tout de même changé d’attitude (4). Mais les opérations traînent tellement en longueur que la guerre durera certainement jusqu’à l’été ou du moins jusqu’au printemps prochain. C’est triste, mais il faudra bien y croire. Sais-tu qu’il y a juste un an que nous nous sommes quittés ? Bon sang de bon sang s’il y avait seulement une petite révolution en Allemagne, car cela seul serait capable d’amener une prompte solution !
Ce soir est arrivé ici un bataillon de Tirailleurs venant de France, du front, pour se retremper un peu sous le soleil d’Afrique. Je serais curieux de leur parler ces jours-ci pour connaître leurs impressions. Un autre bataillon de tirailleurs va partir d’ici incessamment pour remplacer l’autre. Ces tirailleurs algériens sont de bons soldats, très courageux et dévoués. On en a envoyé certainement plusieurs centaines de mille sur le front !
Est-ce que l‘histoire avec la tapisserie de notre salle à manger (5) est réglée maintenant ? Ou il se pourrait très bien qu’après la salle à manger le salon soit attaqué à son tour, vu qu’il n’y a qu’une cloison entre ces deux pièces.
Comment vont les enfants ? Suzanne a-t-elle repris un peu sérieusement ses études ? La correspondance entre la France et les Colonies va mettre dorénavant un peu plus de temps car on a supprimé quelques départs Marseille-Oran et vice-versa, probablement à cause des sous-marins allemands.
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants.


                                                   Paul 


Notes (François Beautier)
1) - "activement poussés" : le projet décidé en 1912 était de relier Fès à Kénitra (Maroc Occidental) et à Oran (Algérie) par chemin de fer d'abord à voie étroite à usage militaire puis civil, puis à remplacer la ligne par une voie métrique.
2) - "5 sous par jour" : soit 25 centimes de franc par jour (2,5 francs par décade). C'est effectivement la même solde journalière que celle d'un simple soldat en métropole depuis le vote de la loi du 14 octobre 1915. Cependant il est à l'époque question d'augmenter de 5 à 20 centimes toutes les soldes journalières en métropole. 
3) - Vitry le François :  ville et port fluvial de la Marne, en région champenoise, alors   site d'un hôpital de l'American Ambulance Field Service où est soigné le fils de Georges Laforcade (ami des Gusdorf et frère de Mme Plantain).
4) - "changé d'attitude" : le roi et la majorité du peuple grec s'affirment partisans de la neutralité et de la paix pour ne pas nuire à l'Allemagne en rejoignant les Alliés.
5) - "salle à manger" : un problème d'humidité...

lundi 23 novembre 2015

Carte postale du 24.11.1915


Document CPAPOST


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran 

Taza, le 24 Novembre 1915

Ma chérie,

Je viens de recevoir via Djebla tes lettres des 12 & 14 ainsi que les journaux jusqu’au 14 cour., merci.
Comme nous avons à escorter demain le convoi à l’Oued Amelil (1), je te répondrai plus longuement vendredi et entretemps, t’envoie mes meilleurs baisers.

                                                     Paul

Bien trouvé le papier à lettres.


Note (François Beautier)
1) - "l'oued Amelil" : petit poste établi par le Général Gouraud, à mi-chemin de Taza à Fez soit à 45 kilomètres à l'ouest de Taza, à la confluence des oueds Innaouen et Amelil qui constituent chacun un couloir stratégique. 

vendredi 20 novembre 2015

Lettre du 21.11.1915

Remparts de Taza
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 21 Novembre 1915

Ma chérie, 

Je te confirme ma carte postale du 19. Nous sommes rentrés hier soir à Taza, musique en tête, et nous avons occupé un emplacement situé à l’autre côté de la ville qui est certainement mieux que l’ancien que nous avons quitté il y a 3 mois. Ma section habite un grand baraquement où chacun a un assez bon lit (ce qu’on appelle ainsi au Maroc) avec paillasse, 1 couverture et 1 couvre-pied. Nous avons à côté du lit la place pour installer une caisse avec notre paquetage et au-dessus des crochets pour le fusil, l’équipement etc. 
Aujourd’hui, dimanche, nous étions complètement libres et j’en ai profité pour me promener, avec quelques amis, partout en ville. On a beaucoup travaillé à Taza pendant notre absence et avec le beau soleil que nous avions, la ville nous paraissait même très agréable, surtout dans les quartiers excentriques où la troupe est campée. Les routes sont en bon état - tant qu’il fait sec au moins - les oliviers dans leur verdure argentée et les autres arbres teints du jaune clair jusqu’au brun foncé presque noir. Toutes les Compagnies ont des baraques avec, souvent, des jardins devant. Les vieux murs qui entourent partout la ville jettent une note sombre dans toutes ces couleurs orientales et des soldats de toutes les armes flânaient sous le ciel radieux. Nous autres qui pendant trois mois avions vécu dans le bled étions comme des gosses. Heureusement qu’on ne peut pas se saoûler ici,car on ne vend toujours pas d’alcool sous une forme quelconque ! Enfin hier soir et aujourd’hui nous - moi avec 5 camarades - avons dédaigneusement laissé de côté la croûte de la Compagnie (sauf le quart de vin). Notre menu comportait du maquereau mariné, de l’omelette, du corned-beef, du saucisson, du museau de boeuf, fromage de Roquefort, Hollande et Brie. Ce soir on avait réussi à se procurer 3 vieux bidons de vin , mais là on était 9 poilus pour les 6 litres de sorte que l’équilibre restait parfait. Tu  vois donc qu’en dépit de la situation diplomatique (1) on passe encore de bons moments. A la vérité on fait même ce petit genre de bêtise pour oublier précisément le présent ...

le 22 Novembre 1915

Avant notre départ de Djebla je t’ai déjà accusé réception de tes lignes des 8 et 9 ainsi que de ton envoi recommandé dont je te remercie. Les gants aussi bien que les chaussettes ont beaucoup plu et sont bien meilleur marché qu’ici. Inclus un timbre en retour que tu pourras utiliser encore un fois à l’occasion. A propos du chocolat, le Menier ne coûte ici que 2,50 frs la livre. Les oeufs 1,20 la douzaine. Je suis étonné quelque peu que les enfants se rappellent encore le truc du chocolat au plafond ! Je te retourne également les 2 coupures et une 3° du Journal au sujet de GH et Cie (2). Je sais du reste que cette maison a été touchée durement par suite de la guerre et que plusieurs des associés d’origine allemande ou autrichienne ont mis les cannes !
La lettre de Mme Penhoat ne concorde pas très bien avec celle de son mari que je t’ai communiquée ! Au sujet du chandail (un seul) je t’ai déjà dit que tu peux mettre de 10,50 à 12,50 frs environ avec la petite cravate et même jusqu’à 13,50 s’il le faut. Merci du catalogue de Tunmer (3); as-tu déjà acheté dans cette maison qui m’a toujours paru un peu chère ? 
Malgré la tournure que semble prendre l’intervention grecque (4), ou plutôt celle de son roi, on continue à parler beaucoup de la paix ; comme il n’y a pas de fumée sans feu, j’en conclus tout de même qu’il doit y avoir quelque chose de fondé là-dedans. Après tout, il faudra bien commencer de parler un jour ou l’autre  des conditions et à l’heure qu’il est une fatigue générale doit tout de même commencer à se faire sentir un peu partout.
Pour quand le revoir ?
Mes meilleures tendresses pour toi et les enfants.

                                                      Paul


Un bonjour à Hélène.


Notes (François Beautier)
1) - "situation diplomatique" : allusions possibles à l'invasion de la Serbie et du Montenegro par la Triple Alliance, à l'échec de l'Italie dans sa tentative de percée sur l'Isonzo contre l'Autriche, à la retraite catastrophique de l'armée serbe, à la fixité du  front en métropole, à la préparation d'un retrait des forces alliées des Dardanelles, à la reprise prévisible des attaques des "rebelles" marocains contre les troupes françaises de colonisation du Maroc... 
2) - "GH et Cie" : d'après ce qu'en dit ensuite Paul, il pourrait s'agir de la "G.H. Mumm & Cie ", société viticole productrice et négociante de vin de Champagne, fondée en France en 1827 à partir  d'une société de négoce en vin fondée en 1761 à Cologne (Allemagne). 
3) - "Tunmer" : la A.A. Tunmer & Co (1-3 Place Saint Augustin à Paris) est alors une maison spécialisée dans les vêtements de sport (chasse, équitation, tennis, golf, ski...) de style britannique élégant et élitiste, qui vend en province par correspondance.
4) - "intervention grecque" : le début du retrait des Alliés des Dardanelles renforce l'attitude pacifiste, neutre et cependant pro-allemande de la couronne grecque et rétablit sa légitimité auprès du peuple. Le roi annonce en novembre des élections législatives que l'opposition, conduite par le pro-Alliés Elefthérios Venizelos, refuse.  En effet, elle les perdrait, malgré l'appui du général Maurice Sarrail, commandant en chef de l'Armée d'Orient, qui met à sa disposition de puissants moyens de propagande. Paul prétend voir dans cette politique du roi de scinder le peuple grec entre partisans pro-allemands de la paix et adeptes de la guerre aux côtés des Alliés, la manifestation fumeuse d'un souhait de la Triple Alliance de négocier une paix : il s'agit pour lui, avant tout, de rassurer Marthe, et peut-être de se rassurer lui-même !
5) - "Pour quand le revoir ?" : quand nous reverrons-nous ? (décidément, Paul n'a pas le moral...).

mercredi 18 novembre 2015

Carte postale du 19.11.1915

Document Delcampe


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 19 9bre 1915

Je viens de recevoir les lettres des 8 & 9 ainsi que ton envoi recommandé contenant 4 p. de chaussettes, 1 p. de gants et 1 tablette de chocolat. Merci.
Nous partirons demain pour Taza. En toute hâte meilleurs baisers.


                                               Paul

lundi 16 novembre 2015

Lettre du 17.11.1915

Défenseurs serbes le dos au fleuve


Madame Paul Gusdorf 22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 17 Novembre 1915

Ma chérie,

En mains tes lignes du 7 courant ; ma lettre du 26 Octobre t’est-elle enfin parvenue ? Comme je te le faisais déjà remarquer dans ma lettre du 14, nous partirons définitivement le 20 pour Taza de sorte que tu pourras dorénavant adresser toute correspondance - ainsi que le colis - à la 24° Compagnie à Taza.
En ce qui concerne les finances, je te prie de me dire si les 3% Obligations du Crédit Foncier 1912 n’ont pas encore payé leur dernier coupon. Si je me rappelle bien, le dernier versement était dû en Mai de sorte que les intérêts pour 6 mois seraient payables en Novembre. Prière de te renseigner en même temps si les Mexicains ne paient toujours pas - ils ont été en retard depuis près de 1 1/2 an de sorte qu’environ 60 Frs. de coupons seraient payables si le calme a été réellement rétabli (1) comme le disent les journaux. La Banque de Paris et des Pays Bas et le Comptoir d’Escompte n’ont-ils rien payé du tout cette année ? L’ami W. (2) a certainement toute facilité pour se renseigner auprès de ses amis. Comme la question m’intéresse assez vivement, tu serais bien aimable de me renseigner à la première occasion.
Non, Leconte ne m’écrit plus du tout et ses rares lettres à Penhoat ne contiennent que des récriminations. J’ai regretté que Penhoat n’ait pas poussé une pointe jusqu’à Nantes, ne fût-ce que pour voir où nous en sommes réellement avec nos pertes. 
“La voisine à gauche” dont tu parles est sans doute celle à gauche en sortant de notre maison dans la rue, mais à droite si l’on se trouve à la porte de notre véranda, face au jardin. C.à.d. celle dont la maison doit communiquer l’humidité à notre salle à manger ? Il serait à souhaiter que tu trouves l’occasion de causer de temps à autre dans ton voisinage immédiat, ne fût-ce que pour te distraire !
Je me demande aussi comment on va faire pour payer toute la casse après cette guerre. Que les impôts augmenteront partout d’une façon formidable, c’est à peu près certain. Mais il faut espérer que les budgets de l’armée et de la marine diminueront dans tous les Etats dans de fortes proportions, permettant ainsi de payer au moins les intérêts des dépenses fantastiques engagées dans cette guerre. Seulement les Etats qui seront condamnés à la fin de payer 30 ou 40 milliards en OR (3) comme indemnité de guerre se trouveront rudement à la bourre. Je suis du reste persuadé que cet hiver sera bien moins calme que celui de l’année dernière. Une fois parce que les Allemands se sont bien avancés en Russie et deuxièmement parce qu’un nouveau front a pour ainsi dire été créé dans les Balkans, front qui de part et d’autre est certainement le plus vulnérable de tous (4). De sorte que le cours des évènements sera probablement bien moins arrêté ou ralenti qu’en 1914/15. Et si l’on peut - malgré toutes les apparences - encore garder un espoir, c’est que les opérations militaires se termineront au printemps.
Quant à mes effets d’hiver, je ne manquerai certainement pas de te prévenir lorsqu’il me manquera quelque chose. Mais pour le moment je n’ai encore besoin de rien. Nous prendrons à Taza l’emplacement de la 22° Compagnie qui doit venir ici et nous y coucherons en partie dans des baraquements, en partie dans de bons marabouts. Et comme au point de vue de l’approvisionnement nous y serons également bien mieux qu’ici, tout le monde souhaite le retour à Taza aussi vivement que le départ il y a 3 mois. Il est juste d’ajouter que les engagés pour la durée de la guerre gardent le secret espoir de ne plus participer aux colonnes de 1916 ...
Que Suzette entende avec plaisir les contes de fées n’est pas autrement étonnant ; par contre Georges m’étonne un peu sous ce rapport. Ce jeune Stopfkuchen (5) doit donc avoir bien changé, car autrefois il s’intéressait seulement aux choses bien visibles et palpables.
Je me rappelle avec émotion la promenade que nous fîmes un dimanche à Bayonne à la rive gauche de l’Adour et où rien ne lui aurait fait oublier les gâteaux et la limonade dont on avait parlé vaguement.
Embrasse bien les enfants de ma part et reçois toi-même mes meilleurs baisers.


Paul     


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "le calme a été réellement rétabli" : le Mexique, entré en révolution en 1910, demeure jusqu'en 1920 en situation de troubles sociaux, de coups d'État et de guerre civile. En 1915, une faction de l'armée rétablit temporairement l'ordre en battant Pancho Villa et en contraignant Emiliano Zapata à battre en retraite.
2) - "l'ami W." : Wooloughan, ami américain et homme de confiance de Paul.
3) - "30 ou 40 milliards" : Paul parle de paiement en or sans préciser de quelle monnaie il s'agit. En 1919, le montant des réparations à demander par les Alliés à l'Allemagne fut d'abord de 20 milliards de marks-or payables avant le 1er mai 1921, puis de 40. Ces chiffres correspondent à ceux de Paul, qui les a sans doute trouvés dans la presse avant novembre 1915, alors que la guerre était loin d'être finie. En 1920 les Français estimèrent à 226 milliards de marks-or le préjudice total des Alliés. En mai 1921, le préjudice fut évalué à 150 milliards de marks-or et le montant des réparations dues par l'Allemagne fut fixé à 132 milliards de marks-or, payables en dollars, en 40 ans. En 1929, ce montant fut réduit à 38 milliards de reichmarks payables en 59 années.  En 1932 il fut réduit à 3 milliards de marks qui ne furent jamais payés. Au total, l'Allemagne aura versé aux Alliés, à titre de réparations, 22,8 milliards de marks, ce qui correspond à peu près à l'estimation avancée par Paul en 1915. 
4) - "le plus vulnérable de tous" : effectivement la Serbie est envahie, ses armées battent en retraite en Albanie dans des conditions très difficiles face aux Autrichiens, Allemands et Bulgares. Entre décembre 1915 et mai 1916, plusieurs opérations maritimes  d'évacuation des survivants de l'armée serbe sont menées, l'une par la flotte anglo-française pour conduire les plus vaillants à Salonique, l'autre par l'Italie (en guerre aux côtés des alliés depuis mai 1915) qui en transporte jusqu'à Corfou (sur avis britannique et sans demander l'accord de la Grèce), la troisième par la France qui en déplace à Bizerte (Tunisie) et en Corse. Ces rescapés permettent de reconstituer progressivement une armée serbe, de mai à août 1916, dont les bataillons sont débarqués au fur et à mesure à Salonique. La défaite de la Serbie en 1915 n'a donc pas permis aux forces de la Triplice (dont la Bulgarie et la Turquie) de prendre l'avantage dans les Balkans, où le front se fige au contraire jusqu'en 1918.
-5)  "Stopfkuchen" : gâteau fourré, allusion au roman de Wilhelm Raabe (1831-1910), portant ce titre, publié en 1891, dont le héros désigné par ce surnom est un "Gros gourmand" (titre français du roman). De nouveau, Paul cite un auteur à la fois humaniste et lié à Wolfenbüttel et au duché de Brunswick puisque Wilhelm Raabe y naquit et y passa l'essentiel de sa vie jusqu'à sa mort.

vendredi 13 novembre 2015

Lettre du 13/14.11.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Djebla, le 14/9bre 1915

Ma chère petite femme,

J’ai bien reçu tes lignes du 5 et les journaux jusqu’au même jour. De ton côté, tu auras eu régulièrement de mes nouvelles ce dernier temps ; ma dernière lettre date d’avant-hier. En ce qui concerne notre départ, il est maintenant fixé au 20 cour. c.à.d. à samedi prochain. Depuis avant-hier nous sommes du reste dans des marabouts, donc beaucoup mieux que sous la guitoune bien que nous soyons encore un peu serrés : 13 hs dans notre marabout au lieu de 7 à 9 comme à Taza. On couche par terre où l’on s’est arrangé tant bien que mal avec de la paille et du foin. Enfin, il est à espérer qu’à Taza nous serons de nouveau installés normalement la semaine prochaine.
Je viens aujourd’hui te passer une grosse commande en effets  de laine pour 2 de mes camarades qui n’ont plus personne en France ou en Italie. Comme ils me rembourseront immédiatement le prix, tu en retiendras le montant sur le mandat de Décembre (fin Décbre).
Ces 2 amis sont de ma taille à peu près ; toutefois, pour le maillot de laine, tu peux le prendre bien long.
- 1 maillot en laine, avec col rabattu et une petite cravate tricotée couleur jaune assez clair si possible. Prix : 12 à 13,50 Frs.
- 8 paires de chaussettes en coton à 0,95 frs comme les 4 paires déjà envoyées, soit de la même couleur, soit en gris clair ou autre.
- 2 serviettes éponge à peu près 0,75x0,50. Si possible tu peux acheter l’étoffe seulement et le couper en deux. (environ 1,50 pièce)
Suivant la provision disponible, tu peux aussi dépasser un peu les prix ou rester un peu en dessous. Tu m’indiqueras le montant du port déboursé par toi, à moins que les Dames de France (1) veuillent m’envoyer le colis directement, de façon à ce que tu n’aies pas de dérangement de ce fait. Comme la commande va être de 25 à 30 frs tu ne m’enverras pas de mandat à la fin Décembre.
Je te prierai enfin de m’envoyer un petit manuel de conversation franco-espagnol. Comme nous avons des Espagnols ici, je voudrais profiter de cette occasion pour apprendre un peu la langue espagnole, ce qui ne pourra que m’être utile plus tard (2).
Voilà donc une foule de dérangements que je te cause, surtout que tu es tellement occupée avec les gosses. Comme je regrette tous les jours de ne pouvoir suivre leur développement ! Mais décidément Georges donne le plus de soucis à sa maman qui est pourtant si fière de lui !!
La proposition du professeur allemand est en effet de nature à justifier tout ce qu’on dit en France de la Kultur allemande. Non, je ne le reconnais plus ; c’est cela que Hans Oswald (3) appelait tirer le maximum de chaque individu au profit de la communauté. 
Je n’ai pas vu avec toi “Nathan der weise” (4) et je croyais que tu l’avais simplement lu. Moi je l’ai entendu à Brunswick (5) où le vieux Mewes (6) avait même choisi le rôle de Nathan à son jubilé de 25 ans. Son récit de l’anneau d’une valeur inappréciable que possédait, il y a longtemps, longtemps, l’homme en Extrême Orient m’a toujours vivement impressionné. Il me semble même que je t’ai souvent autrefois récité cette pièce qui jette une lumière très douce sur l’origine et la divergence apparente des religions.
Tu profiteras peut-être de l’occasion pour lire aussi la prose - quelquefois sèche - du bibliothécaire de Wolfenbüttel (et qui est enterré à Brunswick) notamment son Laokon (7) ou sur les limites de la peinture et de la poésie. 
Dis bien le bonjour à Mme Plantain & à Hélène, et reçois, ainsi que les enfants, mes meilleures tendresses.

                                             Paul


Notes (François Beautier)
1) - "Aux Dames de France" : célèbre chaîne de grands magasins de tissus, lingerie, vêtements, créée à la fin du XIXe siècle, dont les derniers existants furent intégrés en 1985 au groupe des Galeries Lafayette . L'établissement de Bordeaux avait été ouvert en 1902.
2) - "utile plus tard" : Paul vise aussi à court terme un poste de secrétaire polyglotte.
3) - "Hans Oswald" : allusion possible au jeune directeur de recherche en sciences sociales de l'Université de Berlin, Hans Oswald, qui avait réuni autour de lui une équipe chargée d'étudier les aspects "obscurs" des grandes agglomérations (mendicité, prostitution, trafics illégaux, homosexualité, clients et employés des cabarets...). Son groupe publia entre 1904 et 1908 un ensemble documentaire composé d'une cinquantaine d'ouvrages qui fit référence jusque dans les années 1920 en Europe et jusqu'aux USA sous le nom de “Grosstadt-Dokumente”.
4) - "Nathan der Weise" : "Nathan le Sage", pièce en cinq actes de Gotthold Ephraim Lessing (1729-1781), publiée en 1779. Elle est considérée comme le parfait exemple de la philosophie des Lumières en Allemagne, du fait de son touchant plaidoyer pour la tolérance religieuse illustré par sa célèbre parabole de l'anneau magique donné par un père à ses trois fils également aimés, chacun représentant l'une des trois religions monothéistes (judaïsme, christianisme, islam).
5) - "Brunschwick" :  Gotthold Ephraim Lessing fut la gloire littéraire de ce duché, puisque le prince Ferdinand l'avait nommé en 1770 bibliothécaire à Wolfenbüttel en précisant qu'il mettait la bibliothèque ducale au service du grand écrivain  et non pas Lessing au service de celle-ci.
6) - "Mewes" : il s'agit d'Ernst Mewes, acteur de théâtre décédé en 1918, dont l'Histoire a surtout retenu qu'il était le frère d'Anna Mewes (1895-1980), célèbre actrice depuis 1913 du cinéma allemand muet puis parlant. 
7) - "Laokoon" : traduit en français sous le titre "Laocoon" en 1802, ouvrage de référence de Gotthold Ephraim Lessing, publié en 1766 et consacré aux principes de la critique artistique. Il semble que dans tout ce chapitre, Paul - qui fit ses études à la Samson Schule à Wolfenbüttel et qui regrette le rattachement du duché de Brunschwick au Reich - veuille présenter ce qu'il estime le meilleur de la culture allemande à la fois pour la distinguer de la prussienne, dont il abhorre le nationalisme grégaire, et de la caricaturale "Kultur" que les Français dénoncent en la surchargeant de faits et rumeurs de totale sauvagerie. Ce faisant il prend le risque d'être jugé pro-allemand par un instructeur expéditif de son dossier de naturalisation française. 

mardi 10 novembre 2015

Lettre du 11.11.1915

Document Delcampe


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 11 Novembre 1915

Ma chère petite femme,

Encore une journée délicieuse aujourd’hui ! On se croirait au mois de Mai : d’innombrables oiseaux s’amusent autour de notre petit blockhaus et notamment les alouettes sont si hardies qu’elles ne s’envolent que lorsqu’on tend la main pour les attraper. Il y a des volées énormes de tourterelles sauvages ici et si la chasse ne nous était pas rigoureusement interdite, on pourrait manger journellement quelques bons rôtis. L’horizon est tout bleu, et dans la plaine où coule l’Oued, l’orge recommence à pousser.
Ta lettre du 2 Novembre avec le papier et les journaux du 31 Octobre, 1° et 2 Novembre me sont parvenus hier. Merci. Le jour de la Toussaint s’est passé ici comme tous les jours de la semaine : Sauf que le matin de bonne heure nous sommes allés à Bou Ladjeraf chercher à la Gare le Père Lambert qui a lu une messe au camp. Comme cependant on avait eu soin de faire lire cette messe pendant la pauvre petite heure de repos à midi, l’affluence n’était pas excessive. J’ai bien pensé en revenant de B.L. à notre balade de l’année dernière, lorsque nous avons voulu aller au Cimetière des Anglais (1); nous nous sommes arrêtés un moment à la bifurcation des routes de Bordeaux et Pau pour choisir finalement cette dernière d’où l’on avait - après la jolie villa - une si belle vue sur la chaîne des Pyrénées. En descendant, nous avons suivi une route transversale très rapide qui longeait un parc interminable. Oui, que c’est tout de même vite passé ! Et il y a presque un an que j’ai quitté Bayonne (2)
Je te retourne ci-inclus les deux coupures de l’Humanité. En ce qui concerne le problème économique en Allemagne il faut, pour le juger, tenir compte aussi des prix exagérés atteints par les vivres en France et ailleurs. Certes, l’augmentation en France est moindre, notamment en proportion, c.à.d. en pourcents - calculés sur les prix initials, mais on a, dès le début de la guerre, trop compté sur le Général “Faim” (3) et je crois pour cette raison toujours à des exagérations. Mais comme l’ouvrier allemand comptait toujours et en première ligne sur la vie bon marché, il est naturel aussi qu’une augmentation exagérées des denrées de première nécessité le pousserait plus facilement à la révolte que n’importe quelle loi sociale ou politique.
L’article sur les procédés du gouvernement prussien pour diriger et orienter l’opinion publique par la presse sans que le gouvernement paraisse m’a intéressé davantage. Il fait paraître quelque peu plausibles les mesures prises par le même gouvernement pour expliquer les origines de la guerre et pour faire croire que l’Allemagne a été attaquée de tous les côtés (4).
Les sauts d’humeur de Suzette, en ce qui concerne ses devoirs, sont je crois communs à tous les enfants de cet âge. Ce que je regrette beaucoup, c’est que les circonstances ne lui permettent pas en ce moment de fréquenter l’école (5) pour être en société d’autres fillettes de son âge.
Ici, tout marche le petit train-train : beaucoup de travail et très peu de repos. Notre départ doit toujours avoir lieu vers le 16, mais rien de précis n’est encore connu ; il reste même à savoir si nous remontons réellement à Taza bien que ce soit très probable. Je me suis beaucoup amusé - et pas mal de camarades avec moi - en lisant dans le Journal du 2 l’article “A un centre d’approvisionnement”. Car ici aussi nous mangeons du riz pour ainsi dire tous les jours : du riz au gras, au fromage, au lait et au chocolat. Les pommes de terre nous manquent depuis des semaines et une nouvelle commande est restée quelque part en panne. Ce qui fait que le menu varie très peu et est plutôt médiocre. Heureusement que nous avons toujours 2 quarts soit 1/2 l de vin par jour (hélas souvent flotté) (6) et que le pain est bon ! J’apprends de Bel Abbès que la Légion envoie également des troupes à Salonique (7) tout en continuant l’envoi aux Dardanelles (8). On a expédié aussi pas mal d’Allemands aux Dardanelles paraît-il et il y a eu beaucoup de casse.
As-tu reçu ma dernière carte, du 7 je crois ? Elle montrait une très jolie vue d’une porte arabe et je crains fort qu’un postier-collecteur n’ait mis la main dessus ! Ma dernière lettre datait du 9.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                   Paul

Un bonjour pour Hélène. 


Notes (François Beautier)
1) - "Cimetière des Anglais" : il en existe en fait deux, l'un des Coldstream Guards, l'autre des Third Foot Guards. Ces Anglais furent victimes en avril 1814 d'une tentative de sortie des Français assiégés conduits par leurs généraux Thouvenot et Maucomble, qui refusaient l'abdication de l'Empereur Napoléon 1er pourtant connue d'eux depuis le 12 avril. Leur combat se termina le 27 avril sur ordre du maréchal Soult. D'après cette lettre, Paul et Marthe y firent une balade en 1914, année du centenaire (largement fêté) de cet héroïque baroud militaire.
2) - "quitté Bayonne" : Paul avait quitté le centre de recrutement de la Légion à Bayonne au début décembre 1914.
3) - "le général Faim" : expression à comparer à celle de "général Hiver" employée par les Russes. L'Allemagne, coupée de ses marchés d'approvisionnement extérieurs par le blocus allié devrait automatiquement, à la longue, capituler pour cause de famine. Mais Paul suspecte beaucoup d'exagération, de la part des Alliés, quant à l'état réel de l'approvisionnement en vivres de la population allemande. Cependant on peut considérer que le "général Faim" a effectivement fait éclater au début novembre 1918 la révolution allemande, qui entraîna la chute du Reich et la fin de la Grande guerre.
4) - " attaquée de tous les côtés" : la propagande allemande, tant intérieure qu'extérieure, justifie depuis le début la guerre par l'encerclement et le risque d'asphyxie de l'Allemagne.
5) - "fréquenter l'école" : il semble que Marthe ait renoncé à inscrire Suzanne dans une école primaire - publique ou privée - pour lui éviter les humiliations (voire violences) qu'elle pourrait subir de la part des autres enfants du fait de la nationalité de ses parents. 
6) - "souvent flotté" : coupé d'eau. 
7) - "à Salonique" : port grec (le Thessalonique actuel) à partir duquel la France nourrit depuis le 5 octobre 1915 le front serbe en troupes fraîches, opération dite "Expédition de Salonique".
8) - "Dardanelles" : l'engagement allemand se manifeste sur terre, où les Alliés envisagent une évacuation depuis le début novembre, et sur mer où la France et l'Angleterre perdent de nouveaux navires torpillés par les sous-marins allemands.  L'amiral Herbert Kitchener, secrétaire d'État à la guerre, visite le front de Gallipoli le 13 novembre et propose une évacuation dès le 22. L'ordre général de retraite sera finalement donné le 9 janvier 1916.

dimanche 8 novembre 2015

Lettre du 9.11.1915

Le roi Constantin 1er par Philippe de Laszlo


Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran

Djebla le 9 Novembre 1915

Ma chérie, 

La lettre de mes cadets (1) vient d’arriver et bien que je sois couché au milieu d’un désarroi épouvantable sous ma guignole - il est 6 hs du soir - je vais au moins commencer ma lettre pour la finir probablement demain.
Georges a donc promptement cessé son habitude de sucer son pouce, mais je crains bien qu’il ne soit un peu désappointé en ce qui concerne le retour de son papa et des autres. L’Echo d’Oran rapporte ce soir la chute du cabinet grec (2) et les espoirs qu’on y attache. Que la Grèce entre seulement en lice et la face des choses pourrait facilement changer. 
Ci-joint la lettre de Mr. Penhoat qui, comme tu vois, a été de nouveau en permission à Paris. Ce serait certainement une bonne petite distraction pour toi que de passer quelques jours chez eux. Il n’y a que la question financière et celle des enfants qui seraient à envisager. Qu’en penses-tu ?
Notre service à Djebla est donc aussi chargé qu’auparavant. Toutefois et probablement à la suite d’une visite de notre Colonel de Taza une des 4 sections de la Compagnie est logée maintenant dans un des bâtiments construits pour les Officiers qui leur servait de cercle. On construit en outre ferme des marabouts, mais comme il est toujours fortement question que nous irons samedi ou lundi à Taza, les marabouts serviront à nos remplaçants.
Le jeune homme autrefois chez le Dr Bert s’appelle Gelize ; il est très gentil et nous nous causons souvent rien que pour le plaisir d’entendre l’accent bordelais. A propos, les journaux sont de nouveau salement en retard. Depuis le 6 je possède les n° des 27 et 30 Octobre ; ceux des 28 et 29 et suivants ne sont pas encore arrivés. 
J’espère pouvoir t’écrire plus longuement jeudi, lorsque je serai de garde, et, entretemps, t’embrasse du fond du coeur ainsi que les enfants.

                                                  Paul

Le papier blanc m’est parvenu dans chacune de tes lettres. 


Notes (François Beautier)
1) - "mes cadets" : mes enfants les plus jeunes (Georges et Alice).

2) - "cabinet grec" : le 7 octobre 1915 le roi Constantin 1er, germanophile, a renvoyé le gouvernement de son premier ministre Elefthérios Venizelos (qui souhaite la Grèce avec les Alliés). Mais, le 5 novembre, celui-ci renverse son successeur Alexandros Zaïmis par un vote majoritaire de l'opposition au parlement. Le 6 novembre des rumeurs courent disant que le roi dissoudra le parlement et rappellera Zaïmis au pouvoir. Le 7 novembre A. Zaïmis refuse d'être rappelé dans ces conditions. Le 8 novembre le roi nomme premier ministre Stephanos Skouloudis, qui appelle au gouvernement d'anciens ministres du gouvernement A. Zaïmis. 

vendredi 6 novembre 2015

Carte postale du 7.11.1915

Carte postale Paul Gusdorf


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

à Djebla, le 7 Novembre 1915

Chérie,

J’ai bien reçu les lignes du 26 Octobre et suis heureux d’apprendre que Georges est à peu près rétabli. Nous rentrons à Taza probablement le 14 ou le 15 courant. Heureusement, Mr. et Mme Penhoat m’écrivent qu’ils ont l’intention de t’inviter pour la Noël. Qu’en dis-tu ?
Mille tendresses pour toi et les enfants.


                                                   Paul

mardi 3 novembre 2015

Lettre du 04.11.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 4 Novembre 1915

Ma chérie,

Je viens de recevoir tes lettres des 24 et 26 écrites sur papier de la maison L.L. et Cie (1), papier qui me sert donc à moi-même pour te répondre. Notre temps est toujours horriblement occupé bien que les travaux pressent bien moins : le camp contient déjà en effet des baraquements en brique pour tous les Officiers, un cercle et une popote pour eux, cercle et popote pour les sous-officiers, poste de police, bureaux pour les 2 Compagnies, bureau des P.T.T., du Vaguemestre, et du Commandant d’Armes, un vaste bâtiment pour l’Administration (vivres etc.), des cuisines pour la troupe, des marabouts pour les magasins et ateliers des Compagnies, et des cabinets pour les Officiers. Ce ne sont que les hommes qu’on a oubliés dans tout cela de sorte que nous campons toujours sous la petite guitoune, sans paillasse et pourvus seulement d’une seule couverture et d’un couvre-pieds. Il paraît toutefois que nous allons commencer incessamment la construction des marabouts, de sorte que vraisemblablement la 22° Compagnie de Légion qui doit nous remplacer ici vers le milieu du mois pourra coucher sous les marabouts qui sont en somme confortables ici car on les construit avec des murs en pierre et en brique et ils sont spacieux, tandis que dans la petite tente on ne peut pas se tenir debout et on a environ 65 cm d’espace en largeur.
Je suis bien content que la maladie de Georges ne soit point grave et constate en passant qu’en bonne mère tu t’émeus à la moindre alerte des enfants. Chose curieuse : nous avons ici depuis 2 jours un téléphoniste du 8° Génie (2), originaire de Belin (Gironde) (3) et qui a été pendant longtemps le chauffeur du Dr Bert qui, paraît-il, a une clientèle tellement imposante qu’une auto lui est indispensable. Ce téléphoniste - qui connaît aussi le Dr. Réjou (4) - connaît Caudéran et tout Bordeaux mieux que moi, à tel point qu’il se rappelait même que le n° 22 de la Rue du Chalet se trouve un peu en-dessus de la perception et à côté d’une petite maison exactement pareille. Il savait aussi que le Dr. Bert était mobilisé comme médecin-major à 2 galons (ce qui correspond au grade de lieutenant) et dirigeant un hôpital installé dans la maison des bonnes soeurs (5) à l’angle du Boulevard de Caudéran dont le jardin va jusqu’à derrière Baudinet ! 
Nous avons depuis hier à nouveau un temps sec et même beau s’il n’était pas accompagné de ce sacré vent qui balaie tout sur son passage. Je suis, depuis hier soir de garde au petit Blockhaus pour 24 heures ce qui me donne le loisir de t’écrire plus longuement. Nous sommes là 1 Caporal et 6 hommes ce qui fait que nous n’avons que 2 hs de faction chacun pendant la nuit et beaucoup de loisir dans la journée. Un téléphone nous relie au camp et j’écris ces lignes assis à une table où l’appareil est installé. Le Blockhaus se trouve sur un col qui domine toute la vallée de l’Oued (6) et les plaines et mamelons environnants. Il se compose d’un rez-de-chaussée et d’un premier, munis de créneaux dans toutes les directions pour nous permettre de tirer librement et à l’abri. Vers l’est on voit la Casbah de M’Conn (7) distante de 25 km environ ; dans le nord la ligne du chemin de fer avec la station-blockhaus de Bou Ladjeraf et dans le sud les minarets de la cité mystérieuse aux 5 mosquées (8). Cette ville appartient du reste aux Rhiatas, la même tribu qui fait ici souvent des incursions dans les environs immédiats de Taza et qui a fait couper l’eau à cette ville où elle coulait autrefois dans des canaux dans toutes les rues. Ces Rhiatas sont difficiles à attaquer puisqu’il habitent des montagnes très élevées et qu’ils sont soutenus par une autre tribu très forte, les Beni Ouarein (9), la plus forte tribu encore insoumise du Maroc. Les Généraux Gouraud et Baumgarten avaient entrepris des colonnes dans ces parages il y a 2 ans ; on attendra certainement la fin de la guerre européenne pour soumettre ces bandits qui, il faut le reconnaître, ne font en vérité que défendre leur territoire contre nous (10).
A ton observation de l’autre jour que cette ville mystérieuse devrait m’inspirer des idées poétiques, je te dirai qu’il faut avoir roulé avec la Légion pendant un an au Maroc pour ne plus se rappeler du tout de ce que c’est que la poésie ! Je suis arrivé à un tel point d’abrutissement que je lis avec beaucoup d’attention les feuilletons du Journal, actuellement “l’Eclat d’Obus”. A propos si à l’occasion tu pouvais trouver à Bordeaux une édition populaire de l’Iliade de Homer (Ilias) (11) ou à défaut de l’Odyssée (du même) coûtant au maximum 20 à 25 sous, tu serais bien aimable de me l’adresser sans bandes, c.à.d. comme imprimé. Je serais content de lire ces oeuvres, qui m’ont beaucoup intéressé à l’école, en français. Mais prend l’édition la meilleur marché, car si on ne me la fauche pas ici, je la perdrai certainement d’une autre façon.
L’histoire de la visite du Dr Bert est réellement stupide. Qu’est-ce qu’il pouvaient donc bien s’imaginer ces braves voisins à ce sujet ? D’une façon générale, je constate, surtout dans les “Contes du Journal” qu’on se fait une idée assez confuse des habitudes et moeurs allemandes. On semble se figurer que même parmi la bourgeoisie allemande on a toujours considéré les Français comme des êtres tout à fait inférieurs alors qu’en vérité on faisait - du moins de mon temps - plutôt le culte de tout ce qui était étranger et notamment français ou anglais. Je n’ai jamais entendu traiter les Français comme “Welsche” (12) et si au point de vue militaire on se croyait supérieur en Allemagne, on a toujours eu une admiration sincère pour l’art, la musique, la littérature, l’élégance et la vivacité français aussi bien que pour l’industrie, le commerce et le sens pratique, large et libéral, du peuple anglais. Il n’est pas possible que tout cela ait changé en si peu de temps ; au contraire (13), les expériences faites sur le front occidental devraient plutôt donner à réfléchir à ceux qui ont compté sur un écroulement rapide du système gouvernemental français.
En ce qui concerne la guerre, je ne peux pas attacher à la campagne dans les Balkans une aussi grande importance que dans les journaux. C’est en Occident que cette guerre se décidera et je me refuse à croire que l’Allemagne l’emportera de ce côté. Le changement de ministre (14) etc. ne sont que des épisodes dus au tempérament français qui n’influeront en rien sur la conduite des opérations militaires. Et même en mettant les choses au pire, je suis persuadé que l’Angleterre ne fera jamais la paix avant d’être arrivée au but, tout comme au temps de Napoléon 1°. Et comme les moyens d’action lui manquent moins que jamais, elle réussira, j’en suis sûr. J’espère seulement que l’extension des opérations sur un nouveau front (15) activera la décision par le simple fait que les forces matérielles de l’agresseur diminueront de ce fait plus rapidement.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                   Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - L.L. et Cie: Lucien Leconte et Compagnie, raison sociale de la maison dont Paul est un des associés.
2) - "8° Génie" : huitième Régiment du Génie (lequel est affecté à la construction des bâtiments, routes, ponts, etc.).
3) - "Belin (Gironde)" : aujourd'hui commune de Belin-Beliet, fondée en 1974 par la fusion avec Beliet, située à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Bordeaux.
4) - "Dr. Réjou" : le médecin de famille des Gusdorf.
5) - "maison des bonnes sœurs" : il s'agit alors de la Nouvelle école de garçons Sainte-Marie, installée dans le domaine de Grand Lebrun à Caudéran depuis 1896. L'établissement fut réquisitionné par le Service de santé de l'Intérieur en août 1914, qui en fit, avec 100 lits, le quatrième des 65 hôpitaux complémentaires de la 18e Région militaire (départements actuels de Charente, Gironde, Landes, Pyrénées atlantiques et Hautes Pyrénées). 
6) - "l'oued" : l’oued Innaouen dont la vallée sert de "couloir stratégique" entre Fès et Taza, donc entre les deux Maroc.
7) - "M'Conn" : officiellement Msoun.
8) -  "la cité mystérieuse" : d'après le panorama dressé par Paul, et à moins qu'il ne  confonde le sud et le nord, il pourrait s'agir de Ahl Doula , à moins de 20 km. à vol d'oiseau au sud-sud-est de Taza, dont la grande mosquée Oulad Ihaj, édifiée sur un point haut, se voit de loin et appartient au territoire des Tazis dont une partie collabore alors avec les Français, et subit avec eux les attaques des nationalistes Rhiatas.
9) - "les Beni Ouarein" : grande tribu (voire fédération de clans) nationaliste berbère que les généraux Gouraud et Baumgarten ont voulu tenir en respect, faute de pouvoir ni la pacifier ni la confiner au nord-est loin de ses alliés les Rhiatas, en construisant des points forts sur le versant sud du couloir de Taza. 
10) - "contre nous" : Paul dévoile - courageusement ou imprudemment - le fond de sa pensée (il mène une guerre coloniale qui nie le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes), ce qui correspond à ce qu'en pense son épouse. Mais peut-être est-ce aussi le sentiment - intime, secret - de ses collègues et officiers ? 
11) - "Ilias" : Paul écrit peut-être le titre et le nom de l'auteur en allemand (Die Ilias, Homer) pour signifier à Marthe qu'il accepterait une édition en allemand.
12) - "Welsche" : en Allemagne, ce terme désigne les étrangers ne parlant pas une langue germanique. Voltaire l'a employé au sens de "sauvage" et en a fait un terme péjoratif qui désigne les Français et les autres peuples francophones (les Allemands le savent et l'emploient en ce sens).
13) - "au contraire" : Paul fait plus que défendre sa propre perception de la France : il prend le parti de la bourgeoisie allemande et plaide donc pour elle contre l'aristocratie impériale et le petit peuple qu'elle manipule en toute démagogie. Ce parti-pris n'est hélas pas vérifié : la bourgeoisie allemande, dans sa grande majorité, a vu la guerre comme une opportunité à la fois économique (elle fut finalement plus déçue que ruinée) et politique (elle fut satisfaite par l'écroulement du système impérial en novembre 1918 mais dut réprimer dans le sang une tentative de révolution populaire).
14) - "changement de ministre" :  allusion à l'arrivée au pouvoir, le 29 octobre 1915, d'Aristide Briand en tant que Premier ministre et ministre des Affaires étrangères. 
15) - "sur un nouveau front" : dans les Balkans, notamment entre la Bulgarie et la Serbie.