Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Victoria Louise de Hohenzollern |
Taza, le 30 Avril 1916
Ma Chérie,
En te confirmant ma carte d’hier, je reviens aujourd’hui sur ta lettre du 18 et t’accuse en même temps réception de celle du 23 arrivée ce soir même. Tu as tort de t’inquiéter tant que cela pour la question des mandats, car le cas échéant, tu sais toujours où trouver de l’argent. Mais Leconte, je pense, continuera aussi régulièrement ses envois, car d’après moi il a quand même un certain intérêt à rester en bons termes avec moi.
Je suis surpris de ce que tu dis au sujet du dentiste. 30 frs la dent contre 5 M (1) que tu as payés autrefois ! Je suppose que ce sont les premiers dentistes qui demandent ces prix d’amateurs, tandis qu’au Louvre dentaire par exemple cela ne doit pas être aussi cher ! Mon ami Danty avait un parent ou une parente qui était établi comme dentiste aux Allées de Tourny, à gauche en venant de la comédie et presque à côté du deuxième grand comestible. Enfin, quel que soit le prix, je serai content que tu fasses faire l’opération et qu’en te revoyant tu sois “au complet”. Je t’envoie ci-joint une coupure de l’Echo de Paris parlant du droit des Allemands de plaider en France (2) et je crois que c’est à la suite de cela que Me Bonamy a tout d’un coup cessé toute correspondance. Mais comme il n’a pas non plus répondu à Mr. Penhoat on est forcé de conclure qu’il est l’instrument du Gd (3). De toute façon, s’il n’est pas mobilisé, il a agi très mal !
Penhoat est actuellement au repos près de Dunkerque et ne semble pas trop souffrir de la guerre. Tu penses que ce n’est pas en termes amicaux qu’il parle du Père Leconte !
La vie ici continue son cours monotone et sans joie. On est plutôt ouvrier que soldat et notre ancien colonel avait bien raison en disant l’autre jour à un de mes camarades que 15 ans de Légion c’est 15 ans de cantonnier. Il y avait ce matin une alerte : on disait que les bicots étaient entrés au Camp Gouraud (4) à Taza et nous fûmes rassemblés en toute hâte. On nous distribuait un casse-croûte, mais à peine partis nous fîmes demi-tour. L’affaire était déjà terminée et se résumait en ceci que les Marocains, installés sur une montagne, tiraient sur des Tazis (5) et des soldats travaillant à l’autre côté de la ville. Ils s’étaient retirés après quelques coups de canon.
Si à l’occasion tu trouvais une grammaire espagnole tu serais bien aimable de me l’envoyer, mais ne te dérange pas exprès pour cela. Je m’aperçois en effet que le petit bouquin est insuffisant et que pour les déclinaisons etc. il ne donne aucun renseignement. Il existe en Allemagne une excellente méthode (Gaspay Otto Sauer) (6) qui coûte 2 M pour apprendre les différentes langues avec prononciation etc. et j’espère que quelque chose de semblable existe aussi en français. La carte de Pâques de Suzette ne contenait pas de fautes, sauf un ^ qui manquait.
Tu ne m’as plus parlé des obl. Amazone (7), mais je pense que notre ami s’en occupe. C’était Mr. Grange (8) qui me les avait recommandées dans le temps et il en possédait lui-même un gros paquet. As-tu vu entretemps l’avocat ? Je suis curieux de connaître son avis !
Je te retourne enfin la carte de ta soeur ; du moment qu’elles (9) pensent à ces petites choses-là, elles ne doivent manquer de rien.
Mais enfin, le duc Ernest August de Cumberland (10) doit se dire qu’il n’a pas fait une bien brillante affaire avec son mariage ! Au début de la guerre les journaux parlaient souvent de lui ; maintenant il doit s’occuper plutôt de sa famille que de l’armée.
Mes plus tendres baisers pour toi et les enfants.
Paul
L’article sur Guillaume II t’intéressera également .
Notes (François Beautier)
1) - "5M" : 5 marks (ce qui équivalait avant le début de la guerre à 6,25 francs)
2) - "à plaider en France" : Paul aurait-il l'intention de porter lui-même sa demande de levée de séquestre ? Le journal "L'Écho de Paris" du 21 avril 1916 publia un article rappelant que d'après l'arrêt du 20 avril 1916 les "Austro-Allemands" étaient autorisés à plaider en France selon le décret du 27 septembre 1914 et les circulaires du Garde des Sceaux de février et mars 1916. La librairie des Recueils Sirey a publié à Paris en 1916 le livre de 192 pages d'Edgar Troimaux titré "Séquestres et séquestrés ; les biens austro-allemands pendant la guerre" auquel on peut se reporter pour éclairer la situation faite aux biens de Paul Gusdorf.
3) - "du Gd." : du Grand (sobriquet de Leconte).
4) - "Camp Gouraud" : l'un des camps militaires de Taza, nommé en hommage à Henri Gouraud (1867-1946), qui s'illustra au Maroc en 1911 puis en tant que général au poste de Commandant de troupes du Maroc occidental (dont le siège est à Fès), et particulièrement dans la région de Taza où son groupe mobile venu de Fès participe à la reprise de la ville à la mi-mai 1914. Dès le début de la Grande Guerre il fut envoyé au front en métropole à la tête de la 10ème Division d'Infanterie Coloniale. Les rebelles ont-ils plusieurs fois tiré de loin sur ce camp, par exemple le 30 avril 1916.
5) - "les Tazis" : nom de la tribu berbère de la région de Taza. Depuis leur pacification forcée le 16 mai 1914 les Tazis sont considérés comme des traîtres collaborant avec les Français par les tribus marocaines refusant le protectorat.
6) - "Gaspay Otto Sauer" : cette entreprise allemande publiait une série infinie de petits livrets de conversation en langue étrangère (les "Konversations-Grammatik Methode") concernant le russe, le tchèque, l'italien, l'espagnol, l'allemand, le swahili, etc. rédigés en allemand, italien, espagnol, français, etc.
7) - "les obl." : les obligations de l'emprunt national d'Amazonie (dont Paul disait dans sa lettre du 6 mars 1916 son espoir que la France en obtienne le paiement des coupons impayés).
8) - "Mr. Grange" : ?
9) - "elles ne doivent" : les sœurs et la mère de Marthe.
10) - "de Cumberland" : Paul, en bon anglophile, donne au gendre de l'empereur d'Allemagne Guillaume II son titre anglais, alors qu'il est connu sous son titre allemand de duc Ernest-August von Braunschweig (ou "de Hanovre"). Son épouse, Victoria-Louise de Hohenzollern (ou "de Prusse", devenue par ce mariage Duchesse de Brunswick) tient le devant du couple depuis le début de la guerre en étant devenue l'égérie de la politique nataliste du Reich : elle a déjà 2 enfants en 1916 (elle s'est mariée en 1913) et court à travers l'Allemagne pour fonder ici des centres de protection des nouveaux-nés, là des expositions à l'intention des jeunes filles sur les joies de la maternité. Son époux, pendant ce temps, s'occupe au Palais de leurs deux garçons...