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Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Touahar, le 1° Novembre 1916
Ma chère petite femme,
C’est la Toussaint aujourd’hui et il y a juste 2 ans que nous fîmes cette promenade sur la route de Pau, au-delà du Cimetière des Anglais (1) à Bayonne, promenade dont j’ai conservé, je ne sais pourquoi, un souvenir tout particulier. Et malgré tout le manque de poésie, dans le petit cimetière de Touahar - où il y aura cet après-midi une petite fête - les vers de Gilm (2) que tous les journaux allemands font reproduire aujourd’hui dans leur supplément me reviennent toujours à l’esprit : Stell auf den Tisch die duftenden Reseden, die letzten roten Astern still dabei ...
Ici, où l’on est pourtant assez près de la mort, rien ne laisse subsister la mélancolie propre à ce jour de mort : les conversations et discussions continuelles ne laissent même pas le loisir de bien recueillir ses idées si toutefois on en a encore.
J’ai sous les yeux ta lettre mélancolique du 22 Octobre et te confirme mes lignes des 29 et 30 écoulés (3). Je t’ai déjà parlé de mon intention de faire dès mon retour à Taza quelques démarches. Mais le hasard veut que juste Georges Bienaimé et G. Hervé sont impliqués dans cette histoire de Rochette (4)! Enfin, nous verrons ce qu’il est possible de faire. Inutile de te dire, n’est-ce pas, que l’obtention d’une permission me ferait au moins autant de plaisir qu’à toi. Les Italiens (5), eux, étant alliés, peuvent obtenir des permissions pour aller en France ; ce ne sont que les nationalités ennemies qui en sont exclues. Et l’intervention de personnalités très en vue, provoquée par un de mes camarades dans le même cas que moi, n’a point changé l’idée de notre Chef de Régiment. Peut-être qu’en continuant, on arrivera quand même à un résultat !
Charles Humbert, le super patriote, est en ce moment l’objet d’une vive campagne de ses anciens collaborateurs Jacques Dhur et G. Tery dans l’Éveil et l’Oeuvre ; même l’Humanité que j’ai lu assez souvent ce dernier temps émet le doute qu’il soit l’auteur des articles qu’il signe. Et Théry demande si le vaillant capitaine, après avoir réclamé tant de canons et de munitions pour ses camarades, va leur montrer maintenant la manière de s’en servir, vu qu’il est précisément capitaine d’artillerie (6).
Penhoat (7) ne m’a plus écrit depuis le 5 Octobre où il m’annonçait qu’il allait me tenir au courant de sa correspondance avec Nantes. Mais si Leconte lui a répondu par des injures, il me semble que Penhoat devrait faire intervenir quand même maintenant le tribunal pour obtenir les comptes, car il faudrait à la fin savoir à quoi s’en tenir ! P. pourrait donc agir pour son propre compte, tout au moins au début, et nous ou le séq. devrions nous associer par la suite à ses démarches. S’il pouvait aller à Nantes, tu pourrais certes l’y rencontrer ! Sous un autre rapport je préfèrerais cependant que vis à vis du Procureur de Nantes il ne paraisse pas dès le début si clair que P. et moi agissons en plein accord et qu’au contraire ledit Procureur se rende compte par lui-même que Leconte inspire de la méfiance aussi bien à l’autre associé qu’à moi.
J’ai lu les articles du Journal “L’Allemagne telle qu’elle est” et j’ai aussi l’impression que le neutre, malgré tous ses cachets authentiques sur le passeport, exagère beaucoup la crise alimentaire (8). Espérons que nous nous trompons malgré les blouses élégantes et les cannes confortables de tes s. (9)
Que Suzanne commence à apprendre l’anglais et même un peu l’allemand m’a surpris. Il est toutefois préférable d’attaquer la langue déjà à cet âge-là, bien qu’en ce moment le temps ne soit pas bien propice pour l’étude de l’allemand. Dans ses lettres françaises je constate une amélioration du style mais non de l’orthographe.
Je te remercie du prompt envoi des gants, du caleçon etc. et je serais content que l’envoi me parvienne seulement une fois rentré à Taza pour ne pas avoir trop à trimballer sur la route. Pour ce que le caoutchouc léger pourrait me servir (garde de nuit) il sera certainement trop cher, car il coûtera certainement 10 à 12 Frs. sinon davantage.
Le meurtre de Mr. Sturgh (10) est à mon avis plutôt une affaire intérieure que d’une portée internationale. S’il s’était agi du Comte Tiszir (11) j’y aurais vu un signe de révolte ou de protestation, mais le rôle de Sturgh était plutôt modeste. Le S.W. Daily News (12) accepte les discours des Scheidemann et Haase (13) comme inspirés par le Chancelier. Il dit que c’est le commencement de la sagesse, mais seulement un commencement. Quand on a pillé une maison, on doit non seulement l’évacuer, mais encore la remettre en bon état et indemniser le propriétaire. “This is what the Central Powers must do for France, Belgium, Poland and Serbia. Evacuation will not suffice, there must also be reparation and full restoration. Without the latter, there can be no punishment, and justice demands that there shall be punishment.” (14)
Tu vois qu’il y a encore un grand pas à faire jusqu’aux préliminaires de paix, mais ce pas n’est peut-être pas aussi loin qu’on veut bien le faire croire pour le succès de l’emprunt (15) etc.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants, un bonjour pour Hélène.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Cimetière des Anglais" : Paul a évoqué cette promenade dans sa lettre du 11 novembre 1915. En réalité il existe à Bayonne deux cimetières anglais : l'un des Coldstream Guards, l'autre des Third Foot Guards.
2) - "Gilm" : Hermann von Gilm ou Hermann Gilm von Rosenegg, poète autrichien, né le jour de la Toussaint 1812, dont beaucoup de poèmes furent mis en musique par Richard Strauss. Les vers cités ici, largement connus par le lied "Allerseelen" (fête des défunts) que Strauss leur consacra, mettent en scène l'odorant réséda et l'aster flamboyant, fleurs de l'automne et de la nostalgie.
3) - Cette lettre est perdue.
4) - "Rochette" : Paul envisageait d'écrire aux journaux d'oppositions (dont l'Œuvre et La Victoire - journal de Gustave Hervé) pour dénoncer l'absence de permissions dont souffrent les soldats de la Légion au Maroc (voir sa lettre du 5 octobre 1916). Or, Gustave Hervé est momentanément englué dans une affaire qui le rend infréquentable : il a fourni à un repris de justice, Rochette, un livret militaire (celui de Georges Bienaimé) qui déguise son identité. L'affaire est assez grave pour que la Chambre des députés s'en émeuve. Gustave Hervé, devenu nationaliste en créant son journal "La Victoire" en janvier 1916, perdit ainsi beaucoup de la crédibilité qu'il avait acquise avant guerre avec son journal "La guerre sociale".
5) - "les Italiens" : les Légionnaires italiens ne sont pas "ressortissants ennemis".
6) - "capitaine d'artillerie" : Paul se réfère aux rumeurs qui, depuis décembre 1915, accusent Charles Humbert, sénateur nationaliste, capitaine de réserve, va-t-en guerre de tendance antibritannique, d'être un agent d'influence de l'Allemagne et de la Turquie. Jacques Dhur (de son vrai nom Félix le Héno), ancien rédacteur au Journal, avait fondé en janvier 1916 sa propre publication, "L'Éveil", qui s'attachait à dénoncer des scandales (concernant par exemple l'approvisionnement des armées, le report des loyers, les bagnes...). Gustave Téry, fondateur de l'Œuvre en 1904 (devenu quotidien en 1915) se montra jusqu'à sa mort en 1928 en pointe du pacifisme (il publia, malgré la censure, "Le Feu" de Henri Barbusse ; il plaida dès 1916 pour la création d'une Société des Nations), ce qui lui valut la haine des bellicistes qui le traitèrent de défaitiste pro-allemand.
7) - "Penhoat" : associé de Paul dans la société Leconte.
8) - "crise alimentaire" : cette série d'articles du Journal reprenait le titre d'un livre de Jacques Saint-Cère publié à Paris en 1886 ("L’Allemagne telle qu’elle est"), sous la signature d'un journaliste suisse qui décrivait un état de famine pour un tiers de la population allemande.
9) - "tes s." : tes sœurs. Paul (et Marthe) semblent tirer des rumeurs d'influence pro-allemande concernant Le Journal et des nouvelles (et peut-être photographies) envoyées par les sœurs de Marthe, l'idée que la pénurie alimentaire (et vestimentaire ?) est moins grave que le dit Le Journal et qu'ils l'espèrent eux-mêmes pour abréger la guerre.
10) - "Mr. Sturgh" : le comte Karl von Stürgh (1859-1916), premier ministre autrichien, assassiné à Vienne par le socialiste Friedrich Adler - fils de Victor Adler, chef du parti social-démocrate autrichien - le 21 octobre 1916.
11) - "Comte Tiszir" : en fait Comte Istvan Tisza (1861-1918), premier ministre hongrois de 1903 à 1905 puis de 1913 à 1917, il tenta de modérer la politique impériale allemande mais ne parvint pas à convaincre Guillaume II que la guerre sous-marine à outrance entraînerait l'entrée en guerre des USA. Il fut assassiné le 31 octobre 1918 à Budapest par un trio de bourreaux dépêché par un comité révolutionnaire de soldats qui l'avait condamné à mort pour avoir déclenché la guerre entre l'Autriche et la Serbie (question toujours en débat). En tout cas Paul avait eu dès novembre 1916 l'intuition que ce personnage pouvait mourir assassiné.
12) - "S.W. Daily News" : quotidien de Galles du Sud (South Wales) édité à Cardiff, envoyé à Paul par un ami (voir la lettre du 6 octobre 1916).
13) - "Scheidemann et Haase" : les chefs des deux courants "patriotiques" (non immédiatement pacifistes) du parti social-démocrate allemand. Leur refus d'un armistice vise à permettre un retrait de l'Allemagne sans pénalité de guerre. De ce fait, leur position semble aux Britanniques dictée par Theobald von Bethmann Hollweg, vice-président de Prusse jusqu'en 1909 puis chancelier d'Allemagne jusqu'en juillet 1917.
14) - "punishment" : la phrase paraît recopiée par Paul du S.W. Daily News. Elle signifie : "C'est ce que les Puissances centrales doivent faire en France, Belgique, Pologne, Serbie. Mais évacuer ne suffira pas, il faudra aussi réparer et restaurer. Sans cela il n'y aurait pas de punition, alors que la Justice exige qu'il y en ait une".
15) - "emprunt" : allusion au second emprunt annuel de la Défense nationale lancé en octobre 1916. Le précédent datait de novembre 1915. Pour susciter la souscription des bons d'emprunt par le plus grand nombre possible de prêteurs, la propagande s'ingéniait évidemment à faire croire très lointaine la perspective d'une paix.