dimanche 29 mai 2016

Carte postale du 30.05.1916



Carte postale Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Vallée du Lebben (1), le 30 Mai 1916

Chérie,

Je viens de recevoir ta lettre du 19 avec 2 journaux et te confirme ma carte du 28. Mr. Penhoat m’a également écrit, et je reviens sur cette question aussitôt rentré à Taza, date qui est encore incertaine. Tu n’écris pas si ton mandat de Nantes est arrivé entretemps, ce que j’espère bien. La communication de Me Lanos concernait sans doute la demande de Mme Robin ? 
Nous continuons à avoir du beau temps.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants, un bonjour pour Hélène.


                                              Paul


Note (François Beautier)
1)- "Vallée du Lebben" : en fait "Oued Leben", affluent de l'oued Innaouen à l'ouest de Taza. Cette vallée descend du Rif, situé au nord, où se sont repliées les tribus encore mal pacifiées, comme celle des Beni Bou Yala qui - selon Paul dans sa lettre du 23 mai - ne payait pas le tribut colonial. Cette région a été plus tard largement désertée par la guerre du Rif et désertifiée par la dérivation des oueds au profit du réservoir Idriss 1er inauguré en 1973.


jeudi 26 mai 2016

Carte postale du 27.05.1916

Femme berbère https://paratge.files.wordpress.com/2013/06/salah.jpg

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet  22  Caudéran

Dans l’Atlas, le 27 Mai 1916

Chérie,

En partant de Taza, j’ai été content de recevoir ta lettre du 16. Depuis 4 jours en route, je reçois aujourd’hui ton mandat et le colis recommandé dont mille remerciements. Les chiffres de 3-4-500 sont ceux du contrat primitif de 1908 qui a été refait je crois en 1910 avec 4-5-6. Mais tu as lu dans la lettre de Me B. que c’est bien 3 qui ont été fixés par le Pr. Tu peux toujours demander les conclusions à Me By. Nous sommes actuellement dans un beau pays et rentrerons paraît-il pour le 3 Juin.
Mille baisers pour toi et les enfants.

                                               Paul

Notes (François Beautier)
1) - "Me B." : Maître Bonamy (plus loin désigné "Me. By.")
2) - "le Pr." : il peut s'agir du Procureur de la République ou du Président du tribunal.

dimanche 22 mai 2016

Lettre du 23.05.1916

Abri à moutons (https://paratge.files.wordpress.com/2013/06/bounoual.jpg)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 23 Mai 1916

Chérie,

J’ai ta lettre du 14 Mai et te confirme ma carte d’hier.
Nous voilà à la veille de la colonne si souvent annoncée : mon sac, trop lourd hélas, est à côté de moi et demain matin à 4 hs je vais le mettre au dos. Pour combien de temps ? Personne ne le sait, comme tout le monde ignore aussi la destination. Il paraît qu’on va commencer aux Beni Bouyala, fraction des sympathiques Beni Kra Kra (1), les mêmes que nous avons visités à fin janvier dernier. Ces Messieurs sont, dit-on, en retard avec leur paiement (2)... Enfin, comme j’emporte une bonne provision de cartes postales, munies de leur adresse, je t’écrirai aussi souvent que j’en aurai l’occasion. Mais ne te fais pas de mauvais sang si ma correspondance est irrégulière, car il y aura forcément des périodes où l’on ne pourra pas expédier le courrier. Le premier bataillon de notre régiment est monté hier ainsi que d’autres troupes. Il fait malheureusement une chaleur accablante et j’espère seulement que la matinée.
Si d’une part il y a sans doute une série de journées pénibles en vue, une colonne fera quand même passer le temps un peu plus vite et c’est un avantage assez appréciable. Car cet entourage, cet éloignement si prolongé de toi me pèsent aussi lourd que sur toi. On parle certes beaucoup de paix depuis quelque temps, mais les évènements militaires ne se précipitent point. Ce sont les Autrichiens qui attaquent maintenant les Italiens (3)... L’histoire de la paix que tu me racontes d’après l’Humanité me paraît peu vraisemblable. Il se confirme d’autre part que des délégués socialistes de plusieurs des pays belligérants se sont rencontrés en Suisse (4). Mais ce socialisme a tellement manqué à ses promesses que j’y attache peu d’importance, du moins pour le moment.
Ne renvoie pas Hélène, sous aucun prétexte, car je ne veux pas que tu soies complètement seule avec les enfants. Tu ne pourrais pas non plus faire tout le travail et, enfin, tu n’aurais personne autour de toi pour causer. Car ces moments où le coeur est plein sont trop nombreux et si H. (5) est plutôt une âme simple, elle est du moins sincère et dévouée. L’attitude de Mme Plantain est par contre fort incohérente, et je ne me l’explique pas du tout. Car Mme P. n’est pas une nature compliquée : elle s’est déjà éclipsée plusieurs fois pour faire ensuite une réapparition comme si de rien n’était.
Savario, l’homme de Caudéran, est toujours à l’hôpital (6) quelque part à l’arrière. N’ayant pas eu de permission - je le suppose du moins - il se repose un peu des fatigues de la vie au Maroc. Car le travail n’arrête pas ici et on le presse même à tel point qu’on se demande pourquoi ! Il y a au moins une trentaine de notre Compagnie qui sont à l’hôpital, sans compter une douzaine soignés à la Compagnie. La sieste commencera, je crois, le 1° Juin, mais Dieu sait si nous en profiterons beaucoup cette année. Certes, nous prenons de la quinine 4 fois par semaine, mais je crois qu’un peu plus de repos et une nourriture en rapport avec les fatigues qu’on endure seraient plus efficaces que la drogue.
Que notre petite Alice marche maintenant si bien doit être particulièrement agréable pour Hélène, car la petite doit être lourde à présent. Etait-ce à cause de ton rhume que tu as dû garder le lit ? A propos, à combien se montait donc la note de Melle Campana (7) cette année et quelle était celle du Dr Réjou (8)?
Je te remets encore ci-joint une lettre et un décompte de L. datés de Janvier 1915 en te priant de les conserver. Tu verras du reste que les résultats ne sont point brillants.
Ne t’impatiente donc pas, Chérie ; espérons que cette colonne se finira bien et rapidement.
Mes plus tendres baisers pour toi et les enfants.

                                                 Paul


Un bonjour à Hélène.



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Beni Kra Kra" : officiellement Beni Krakra, tribu en cours de pacification, à une trentaine de km. au nord-est de Taza, sur le versant sud du Rif. Le territoire des Beni Bou Yala se situe à cette époque sur le même versant mais au nord-ouest de Taza.
2) - "paiement" : il s'agit de l'impôt, à verser au gouvernement (le Makhzen) du Sultan du Maroc sous protectorat français. C'était en fait un tribut colonial servant à financer en partie l'administration autochtone et les troupes françaises chargées de la "pacification".
3) - "les Italiens" : après l'échec de la 5ème offensive italienne sur l'Isonzo en mars 1916, c'est maintenant une offensive autrichienne victorieuse sur le Trentin, dite bataille d'Asiago, déclenchée le 15 mai 1916, qui atteste des faiblesses de l'armée italienne. Cependant l'Autriche reculera dès le 10 juin suivant.
4) - "en Suisse" : allusion aux "conférences de Zimmerwald" qui ont rassemblé les socialistes européens (pacifistes) en septembre 1915 et avril 1916. La "Seconde conférence de Zimmerwald", aussi dite "Conférence de Kienthal", donna lieu à la publication d'un manifeste pacifiste inspiré par Lénine (et écrit par Pierre Brizon, député français) le 1er mai 1916 appelant à la paix et à la révolution. 
5) - "H." : Hélène Siret, employée de maison.
6) - "à l'hôpital" : Paul, rassurant, ne mentionne aucun blessé de guerre...
7) - "Mlle Campana" : infirmière ou garde malade déjà mentionnée par Paul dans sa lettre du 13 septembre 1915. 
8) - "Docteur Réjou" : médecin de famille, mentionné par Paul en mars et avril 1915.

samedi 21 mai 2016

Carte postale du 22.05.1916

Carte postale Paul Gusdorf


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, 22/5 1916

Chérie, 

Nous voilà quand même fixés sur la date de la colonne : c’est après-demain matin qu’on va partir ! Je compte t’écrire une lettre demain et avoir encore de tes nouvelles avant le départ.
Mille baisers.


                                                   Paul

mercredi 18 mai 2016

Lettre du 19.05.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Taza, le 19 Mai 1916

Ma Chérie, 

Nous voilà depuis 24 heures sous les ordres directs du Résident Général au Maroc (1). C’est vers 16 hs 30 qu’il est arrivé hier soir de Fez ; depuis 15 hs nous étions sur le terrain à côté de la Gare où il y a eu une revue de presque toute la garnison de Taza sous un soleil d’Austerlitz (2). Le Général avec une grande suite arrivait avec 7 grandes automobiles comme un véritable souverain. Il doit avoir environ 70 ans (3), mais semble très vert pour son âge. Il monte à cheval comme un jockey et se faisait présenter tous les officiers présents. Comme il a l’oreille très dure, notre Colonel criait comme un sourd. Il y a eu remise des décorations : légion d’honneur, croix de guerre et médaille militaire, une bonne partie grâce à Abd el Malek (4)!
Le défilé durait jusque vers 19 hs ; l’aspect des spahis et goumiers faisant la charge dans leur costume pittoresque était vraiment beau, nous autres avons sué à grosses gouttes en rentrant à Taza : Au rapport on nous a récompensés aujourd’hui en nous apprenant que le Général Lyautey nous accordait, non une journée de repos comme on s’y attendait, mais la prime n° 2, soit 10 cs (2 sous) (5) par homme je crois !
Je t’ai déjà accusé réception par carte postale de tes lettres des 9 et 11 courant ainsi que du colis recommandé contenant 3 paires de chaussettes et 1 saucisson. Inclus la lettre de Me Bonamy en retour. Tes suppositions sont, je crois, exactes et comme toi je ne crois pas qu’on peut faire appel contre la décision du Président du Tribunal qui doit être souverain. Je te prierai donc, si toutefois tu le juges utile, de demander à Me B. comment le Président a motivé sa décision, à la condition qu’il l’a motivée ! Il ressort dans tous les cas des explications de Me B. que tu peux être sûre de recevoir régulièrement ta pension qui ne doit donc pas dépendre uniquement de la bonne volonté de Leconte. Tu peux, puisque Me Lanos t’y a invitée, lui faire voir la lettre de Bonamy et lui demander conseil. Je sais qu’au début le séq. avait exigé le placement de mon avoir en banque et Leconte m’écrivait que ce n’était qu’après d’innombrables démarches qu’il a pu éviter cela. Ce qu’il y a de certain, c’est que L. n’a pas besoin de fournir au séq. autant de renseignements que j’exigerais, moi ! Attendons maintenant si Mme Robin aura gain de cause, ce qui sous un rapport serait agréable. Du moins, qu’on lui paie l’année échue.
L’histoire de la 7° note américaine (6) semble en effet être terminée plus avantageusement que les précédentes (7). Reste à savoir si les Allemands s’en tiennent maintenant à leurs promesses ou bien s’ils les déclarent nulles sous prétexte que les Américains n’ont pas réussi à desserrer le blocus anglais. Ce qu’il y a de remarquable dans la réponse allemande, c’est l’argument du chancelier (8) que des millions de femmes et enfants souffrent de faim en Allemagne, alors que ce même chancelier a déclaré maintes fois au Reichstag que l’Allemagne ne manque et ne manquera de rien. La même contradiction se trouve dans ses allusions que par deux fois il a offert la paix à l’Entente sans que personne ait voulu se mettre à table avec lui pour discuter. Il y a peu de temps, Bethmann avait déclaré au Reichstag que c’était une manoeuvre de l’ennemi que de prétendre que l’Allemagne voulait la paix ... Je suis curieux de lire le discours du Président Poincaré à Nancy (9) dont l’Echo d’Oran parle très vaguement. Il paraît que c’est maintenant de la Prusse qu’on parle surtout et de sa dynastie, au lieu de l’Allemagne (10). Et il se pourrait quand même que d’ici quelques mois nous connaissions exactement le but poursuivi.
Ton rhume s’est-il enfin passé ? Comment vas-tu, les enfants et Hélène ? Je suis toujours en bonne santé et pesais cet après-midi 61 kg (11).
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants.


                                                   Paul



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Résident général au Maroc" : Hubert Lyautey.
2) - "Soleil d'Austerlitz" : soleil radieux (mais celui d'Austerlitz était d'un 2 décembre en Europe centrale et non d'un 19 mai au Maroc). Paul, ce faisant, emploie une expression éminemment française. 
3) - "70 ans" : en fait 62 ans (d'où la "verdeur").
4) - "Abd el Malek" : Abdelmalek, qui a lancé la rébellion générale contre le protectorat, a suscité beaucoup d'actes de bravoure parmi les soldats de l'armée française.
5) - "2 sous" : la solde journalière était jusqu'alors de 25 centimes de francs. L'augmentation de 10 centimes est donc substantielle (et équitable puisqu'elle était en vigueur en métropole depuis un an). Cependant d'après les prix des denrées que Paul annonçait en février, il lui faudrait encore plus de 3 jours de solde pour s'acheter un... camembert.
6) - "7ème note américaine" : celle du 18 avril 1916, qui condamnait fermement la politique de guerre sous-marine à outrance de l'Allemagne.
7) - "que les précédentes" : allusion à la "Promesse du Sussex" du 4 mai 1916 (voir la lettre de Paul du 9 mai 1916) par laquelle l'Allemagne garantit notamment aux USA qu'elle ne coulera plus ses navires. Le problème du commerce maritime américain est qu'il bute sur le blocus maritime anglo-français (de fait essentiellement britannique) qui l'empêche de commercer directement avec l'Allemagne, tant pour lui vendre que pour lui acheter des marchandises. Le Président Wilson cherche avant tout à restituer la liberté du commerce maritime des USA (et plus généralement des pays neutres).
8) - "le Chancelier" : Theobald von Bethmann Hollweg.
9) - "Poincaré à Nancy" : le Président de la République Raymond Poincaré, sénateur de la Meuse, a choisi sa ville de Nancy pour s'adresser aux Français le 14 mai 1916. Son discours honora les morts (un thème que le Président affectionnait et qu'il développera plus avant dans son discours du 14 juillet prochain), encouragea les militaires français ("on les aura !") et revivifia l'Union sacrée (en citant des Français méritants, soit 3 civils, deux généraux et un évêque). Le contenu émouvant et difficile à résumer signifiait que la guerre continuait, à Verdun comme ailleurs... 
10) - "Allemagne" : une stratégie de type culturel visant à affaiblir le Reich tout en permettant aux Alliés de signer une éventuelle paix avec les Allemands, consistait à opposer la Prusse, porteuse aristocratique du militarisme, du nationalisme et de l'expansionnisme, à l'Allemagne, commerçante et industrieuse, libérale et bourgeoise. Cette opposition caricaturale eut cours pendant toute la guerre mais fut particulièrement active dans la presse française en 1916 du fait de Verdun, où les Français espéraient obtenir la victoire en comptant sur une capitulation des soldats allemands se rebellant contre leurs officiers prussiens, tout en préparant les Poilus à accepter une paix que le thème des "atrocités allemandes" - jusqu'alors motivant - ne permettait pas de justifier.
11) - Paul mesurait 1,55 m.

lundi 16 mai 2016

Carte postale du 17.05.1916

Louis-Hubert Lyautey (1854-1934)

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 17 Mai 1916

Chérie,

Je viens de recevoir ta lettre du 9 courant ensemble avec ton colis recommandé contenant 3 paires de chaussettes et 1 saucisson, ce dont je te remercie. Le Général devant arriver demain ici, notre colonne se trouve remise d’une quinzaine probablement. Je t’ai déjà dit mon opinion quant à la réponse à faire à Me Bonamy.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                Paul

samedi 14 mai 2016

Lettre du 15.05.1916

Ce genre de carte postale faisait rêver Paul...

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 15 Mai 1916

Ma Chérie,

J’ai tes lettres des 5 et 8 courant avec 2 coupures de l’Humanité et copie de ta lettre à Me Bonamy (1). Je trouve cette dernière un peu trop polie : j’aurais à ta place posé nettement la question si oui ou non il veut se charger de la défense de nos intérêts ; que s’il ne donne pas une réponse affirmative dans les 8 jours, nous allons être obligés de confier cette affaire à un de ses confrères. Enfin, Me Lanos (2) t’a dit sans doute que si B. ne te répondait pas, de lui écrire une nouvelle lettre recommandée pour lui signifier que vu son attitude, tu le pries de considérer notre mandat comme nul et de ne plus s’occuper de nos affaires, tout en lui demandant de t’envoyer son décompte. J’ai noté avec intérêt les explications fournies par Me Lanos et qui varient de mon opinion quant au rôle du séq. tout en arrivant à la même conclusion, savoir qu’à la fin de la guerre nous rentrerons en libre possession de nos biens. Il s’agit donc d’approfondir la question si oui ou non nous avons un intérêt à obtenir la levée. A mon avis, il y a du pour et du contre. Il serait agréable que tu puisses retirer du bureau les documents enfermés dans la mappe (3); que tu puisses disposer librement de ce que nous possédons en dehors de mon apport dans ma maison, et enfin on aurait un peu plus de tranquillité - surtout toi - en obtenant la mainlevée. Par contre, et bien que je sois convaincu que le séq. ne s’occupe pas beaucoup de mes intérêts, il y a quand même un certain contrôle et une sécurité relative, même pour nos biens privés à la dernière extrémité. Tu agiras donc comme bon te semblera, mais si tu conclus qu’il vaut mieux laisser courir, il sera naturellement inutile de notifier à Me Bonamy qu’il n’a plus à s’occuper de nos affaires. Tu oublies du reste de me dire ce que tu as répondu à Mme Robin. Prière de me rappeler aussi ce que notre contrat stipule : combien de perte du capital social faut-il pour que la société soit dissoute ? Au fait, comme tu reçois 300 frs et que je participe avec 20% dans le produit de la maison, il faudrait qu’elle subisse plus de 1500 frs de perte par mois pour que je perde plus de 300 frs, c.à.d. mon prélèvement provisoire qui sera redressé à au moins 400 frs après la guerre, cette somme étant acquise quel que soit le résultat.
Les chaussettes ne me sont pas encore parvenues, tu les as sans doute recommandées ? Les déclarations du Dr Ruesenmeyer (4) m’ont vivement intéressé et je les crois sincères. Mais je reste aussi persuadé que cette évolution du peuple allemand qui doit nécessairement s’accomplir, se fera, bien que lentement, posément, comme toute chose en Allemagne. L’argument que les Allemands vaincus devront casser des pierres peut avoir du succès pour un moment, mais à la longue personne n’y croira, car il est assez enfantin ...
J’avais l’occasion ce temps-ci de voir quelques centaines de jolies cartes illustrées de toutes les parties des Etats-Unis, échangées par les Tchèques de notre régiment avec leurs compatriotes là-bas qui forment un club pour l’échange de cartes illustrées. Et je suis étonné de la beauté et propreté des villes américaines, grandes et petites. Je les avais crues plutôt sobres et sans finesse de style, mais c’est le contraire qui est vrai. Les édifices publics notamment, ainsi que les jardins et squares, sont tout simplement superbes (5)!
L’ami A. Watson (6), capitaine dans l’armée britannique, m’annonce son départ pour le front français dans des termes si aimables que j’ai été agréablement touché. Il s’intéresse même aux miens sans les connaître personnellement.
Le Général Lyautey (7) doit venir cette semaine à Taza de sorte que nous ne partirons pas avant la fin de la semaine au plus tôt. Et il fait abominablement chaud !
Mille baisers pour toi et les enfants.


                                                   Paul 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Maître Bonamy, avocat à Nantes, chargé par Paul de défendre ses intérêts dans l'affaire du séquestre, et qui cessa rapidement de donner de ses nouvelles.
2) - Maître Lanos, célèbre avoué bordelais, chargé par Marthe de reprendre le dossier du séquestre lorsqu'il s'avéra que Maître Bonamy ne s'en occupait pas.
3) - "la mappe" : le dossier, la "chemise"
4) - "le docteur Ruesenmeyer" : ? 
5) - Cet intérêt pour les États-Unis et l'admiration que professe Paul pour leur urbanisme est un indice du projet d'émigration qu'il caressait alors.
6) - "l'ami Watson" : capitaine dans l'armée britannique, ami de Paul, qui en a parlé dans sa lettre du 3 février 1916.
7) - "Lyautey" : résident général du protectorat français au Maroc, garant du maintien de la liaison Maroc occidental - Maroc oriental (et au-delà Maroc - Algérie) par Taza.


jeudi 12 mai 2016

Lettre du 13 mai 1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 13 Mai 1916*

Chérie,

En te confirmant ma carte d’hier, je suis content de constater que nous sommes maintenant à peu près à jour avec notre correspondance, c.à.d. qu’il ne doit plus y avoir de lettres égarées. Les journaux me sont également bien parvenus ces derniers jours, celui du 5 est entre mes mains depuis hier soir. Je suis réellement curieux de connaître les conseils de Me Lanos (1) et compte sur ta perspicacité et ta finesse pour mener cette affaire à bonne fin - si toutefois il y a possibilité. J’appelle ton attention sur le fait que le contrat stipule exprès que le prélèvement mensuel nous est acquis dans tous les cas, c.à.d. même s’il y a perte à la fin de l’exercice. Si la moitié (ou un quart ???) du capital est perdu, il y aurait dissolution pure et simple de la société, voilà tout ! Il faut cependant tenir compte de ce que notre capital a été doublé au début de 1914 suivant contrat complémentaire. Enfin, tu pourras demander aussi si nos délibérations dûment signées (sur papier libre, donc non timbré) après chaque assemblée qui ont porté les prélèvements pour chacun à 1000 frs sont valables devant la loi, comme je le crois. Si tu touchais 400 frs tu pourrais payer la majeure partie du loyer et tu serais tranquille de ce côté là, car je suppose que malgré que tu sois dans ton bon droit ces visites de Mme Robin (2) ne doivent pas te faire trop de plaisir.
Comme je te l’écrivais sur ma carte, nous avons fait avant-hier une grande et fatigante marche-manoeuvre en tenue de campagne, probablement en vue de la colonne, toujours projetée pour la semaine prochaine. Partant de Taza à 5 hs, nous y sommes rentrés vers 17 hs, parcourant 45 à 48 km par un temps tour à tour pluvieux, lourd, et très chaud sous un soleil de plomb. Les mamelons abondaient comme toujours et quelquefois on montait presque à pic. Toutes les rivières étaient à peu près sèches et lorsqu’on faisait grande halte à midi pour faire du café, on ne trouvait que de l’eau plus salée que de l’eau de mer, de sorte que le café était imbuvable malgré tout le sucre. C’était une bonne purge cependant qui n’a pas raté son effet. Les tirailleurs qui ont été en France sont unanimes à déclarer que sur le front les fatigues sont bien moindres qu’ici, le danger étant toutefois plus grand. Voyons ce que la grande colonne nous réserve !
S’il y avait quelque chose à espérer de la social-démocratie allemande, l’arrestation de Liebknecht devrait être de nature à secouer la torpeur (3) - mais je commence à craindre qu’à moins d’être complètement à court d’aliments, la populace ne continue à obéir comme par le passé. Le comte Zeppelin (4) ne doit pas jubiler non plus : 3 de ses fameux ballons abattus en 3 jours (5)! Mais tout cela ne nous approche guère, pas plus que les troubles fomentés en Irlande (6), de la fin de la guerre !
Je suis réellement stupéfait de la méthode qui t’a appris de faire, après si peu de leçons, une composition sur “The duties of a good housewife” ! Et comme cet article complètera peut-être la collection très banale de Mr. Brieux (7), tu me ferais plaisir de me l’envoyer, tout au moins en copie.
J’avais dans l’idée que la rue de Fleurus était dans le quartier Ste Catherine lorsque je te parlais des promenades de Suzanne (8). On ne s’est en effet pas beaucoup occupé de moi à l’âge de 7 ans, mais j’étais 1°) un garçon, et 2°) nous habitions une petite ville et non une de 300 000 habitants. Enfin, tu feras ce que tu voudras et en supporteras la responsabilité.
A quoi peux-tu donc reconnaître que je lis tes lettres superficiellement ? 
Reçois ainsi que les enfants mes meilleurs baisers.

                                                 Paul

P.S. Ci-joint encore une lettre de L. à la Démocratie de St Nazaire.


*Au dos de cette lettre, barré, l’en-tête d’une lettre datée du 14 février adressée au “Consulate of the U.S.A.” (9)

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Me Lanos" : Maître Lanos, avocat embauché par Marthe pour demander la levée du séquestre et obtenir le versement par la société Leconte de la part des bénéfices revenant à Paul.
2) - "Mme Robin" : propriétaire de la maison rue des Chalets, qui réclame le paiement des loyers par les Gusdorf.
3) - "torpeur" : Karl Liebknetch fut arrêté à Berlin le 1er mai 1916 pendant la première grande manifestation spartakiste, qui continua sans lui avec pour slogan "A bas la guerre, à bas le gouvernement !". Au contraire de ce qu'en dit Paul, cette manifestation témoigna d'un début de retournement de l'opinion publique allemande face à la guerre et au gouvernement.
4) - "Zeppelin" : le comte Ferdinand von Zeppelin (1838-1917), lieutenant général de cavalerie, est officiellement l'inventeur du ballon dirigeable à structure rigide et en tout cas le créateur de l'entreprise allemande qui en construisit 119 exemplaires entre 1900 et 1937.
5) - "trois jours" : le LZ 59 a été victime d'un atterrissage forcé en Norvège, suite à un manque de carburant, le 3 mai 1916 ; le LZ 32 fut abattu en Mer du Nord par un croiseur britannique le 4 mai 1916 ; le LZ 85 fut abattu le 5 au-dessus de Salonique, en Grèce, sous les tirs de navires, avions et canons terrestres français et anglais. 
6) - en Irlande" : allusion au soulèvement antibritannique qui agite l'Irlande depuis l'insurrection des nationalistes le 24 avril 1916 à Dublin (un lundi de Pâques). Proclamant la République, les nationalistes avaient déchaîné une répression britannique sanglante (400 morts, plus de 2600 blessés) qui dura jusqu'à la reddition irlandaise du 29 avril (cet événement est surnommé en Irlande "les Pâques sanglantes"). La presse alliée, évidemment pro-britannique, laissait entendre que l'Allemagne avait soutenu les républicains irlandais pour obliger le Royaume-Uni à retenir une partie de ses troupes sur son territoire. Cependant l'opinion s'effraya de la brutalité des Anglais et prit le parti des Irlandais, qu'elle ne partageait pas auparavant.
7) - "Mr. Brieux" : Eugène Brieux (1858-1932), académicien, auteur du très populaire roman dénonçant la prostitution et les risques de contagion vénérienne "Les avariés" (1901), animateur depuis 1914 de la "campagne nationale contre la dénatalité" (gérée par "l'Alliance nationale contre la dépopulation" créée en 1896), auteur de nombreux articles sur le "devoir maternel de la femme française" publiés par Le Figaro.
8) - "promenades de Suzanne" : dans sa lettre du 9 avril 1916, Paul reprochait à Marthe de laisser la fillette traverser seule le centre de Bordeaux pour rejoindre sa mère à la sortie de son cours d'anglais...
9) - Il est vraisemblable - certaines lettres en parlent à demi-mot - que Paul et Marthe envisageaient alors d'émigrer aux États-Unis à la fin de la guerre. D'où les cours d'anglais de Marthe...


mercredi 11 mai 2016

Carte postale du 12.05.1916


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 12 Mai 1916

Chérie,

En rentrant d’une longue marche militaire, je viens de trouver tes lettres des 25 Avril (via Casablanca) et 3 Mai auxquelles je te répondrai demain d’une façon plus détaillée.
Si tu mets 2 journaux sous la même bande, mets donc une petite ficelle pour les lier, car il arrive assez souvent que le 2° se perd en route.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


Paul

dimanche 8 mai 2016

Lettre du 09.05.1916

Walpurgis devant l'hôtel Brocken


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 9 Mai 1916

Ma Chérie, 

J’ai sous les yeux tes lignes du 30 écoulé. Je n’ai même pas pensé à la nuit de Walpurgis (1)  cette année, alors qu’autrefois cette nuit avait un charme tout particulier pour moi. En 1899 ou 1900 j’étais même avec Buring & Brandes au Brocken (2), mais on arrivait trop tard pour assister à la réunion qui dans ces nuits se tenait toujours à l’Hôtel du Brocken sous la présidence du fin comédien Heinemann (3), de Brunswick. Cette année, le 1° au matin, il y avait bien la vieille chanson de Mai qui me passait par la tête et j’avais l’occasion de réfléchir sur le changement des temps ... Si l’année prochaine nous sommes réunis, comme je l’espère bien, nous allons fêter ce jour en nous enfuyant tout seuls et en nous retrempant dans nos beaux souvenirs qui valent certainement mieux que le triste présent ...
Il est à peu près certain maintenant que nous allons partir en colonne lundi prochain, 15 courant, et que cette colonne passant par M’Conn (4), Taourirt (5), Saf Saffat (6), durera très longtemps. Je te prie donc d’expédier le mandat de 50 frs de façon qu’il arrive ici vers le 25/30 Mai et que je le reçoive en route.
Par une précédente lettre je t’ai déjà conseillé de laisser Mme Robin se débrouiller toute seule. Je suis aussi formellement d’avis que Leconte doit continuer à te payer la somme mensuelle de 400 frs stipulée par contrat d’association, en laissant pour le moment de côté notre convention qui a porté ce prélèvement à 1000 frs par mois. A propos de finance, je vois sur les journaux qu’après la Banque de Paris et des Pays-Bas, le Comptoir d’Escompte paie cette année aussi un dividende de 25 frs par action en 2 acomptes, contre 40 et 45 frs avant la guerre. C’est toujours un petit recommencement d’assez bon augure.
Pour ce qui est de tes dents, je te prie de nouveau de ne pas surseoir à cette opération. Quant à la grammaire espagnole que je t’ai demandée elle ne devrait pas coûter plus de 2 à 3 frs au maximum.
Que la Compagnie d’Eclairage devait arriver à doubler le prix du gaz était fatal. Je suis cependant étonné de ce que le fourneau soit complètement détraqué sans que la Compagnie puisse le remplacer ou du moins réparer, car c’est en somme un appareil très simple et sans aucune complication.
Ce matin, en faisant des travaux de terrassement du côté du cimetière, nous avons trouvé quelques grands rochers composés entièrement de “Tropfstein” (7). La formation en colonne (stalactites et stalagmites) est des plus régulière. Te rappelles-tu des grottes de Rubeland (8)? Il y aura 2 ans demain que Taza aura été prise (9) et déjà plus de 15 mois que je suis ici ! Petit à petit, tous les articles finissent par arriver ici. On peut maintenant acheter de la bonne bière, mais à 1,50 frs la bouteille de 3/4 l. Il en est de même avec le vin qui est vendu à 4,5 et 6 frs le Frontignan cacheté (10). En Algérie, pays des grosses récoltes, le vin  est monté à 16 sous le litre, probablement à la suite des réquisitions (11) qui ne se font que sur le vin ordinaire. Bien entendu il nous est défendu de nous faire venir de l’alcool. 
La capitulation de 3000 Anglais et 6000 Hindous (12) n’aura point une influence sur la fin de cette guerre, pas plus que la destruction des 2 Zeppelins. Les Anglais n’ont pas perdu de croiseur à Lowestoft (13): il s’agissait d’un chalutier armé (bateau de pêche réquisitionné). 
L’attitude de l’Amérique paraît cette fois-ci quand même plus énergique que précédemment (14), et je crois que l’Allemagne s’inclinera, ne fût-ce que pour sauver ses 500 à 600 000 tonnes de navires internés (15) aux Etats-Unis, sans parler de la question de l’ "après-guerre”. 
N’as-tu plus rien entendu de Mr. Siret ? Il m’avait promis dans le temps une lettre détaillée, mais il a probablement estimé de t’avoir tout dit ce qu’il avait à me faire savoir.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                 Paul


Notes (François Beautier)
1) - "nuit de Walpurgis" : joyeuse et amoureuse fête du printemps, d'origine païenne, célébrée en Europe du Nord et de l'Est (notamment en Allemagne) pendant la nuit du 30 avril au 1er mai. Paul la fêtait chaque année avec Marthe.
2) - "Le Brocken" : sommet du Harz en Saxe-Anhalt, à 1141 m., supposé hanté par les sorcières donc attirant les foules pour la célébration de la nuit de Walpurgis. Buring et Brandes étaient sans doute des amis de Paul.
3) - "Heinemann" : la trace de ce comédien semble perdue.
4) - "M'conn" : Msoun
5) - "Taourirt" : Paul fait erreur car cette étape se situe après celle de Safsafat, et il oublie celle de Guercif qui précède la destination finale de Taourirt. Le trajet total, de Taza à Taourirt à vol d'oiseau, dépasse légèrement les 100 km.
6) - "Saf Saffat" : Paul, à son habitude, écrit phonétiquement les noms inconnus. Il s'agit en fait du village de Safsafat, à 22 km. à vol d'oiseau à l'est de M'soun.
7) - "Tropfstein" : stalactite (concrétion de calcite).
8) - "Rubeland" : célèbres grottes du Harz, près de Rübeland. Les plus visitées sont les grottes Hermann et Baumann
9) - "été prise" : la date officielle de la reprise de Taza est le 10 mai 1914 (la ville avait été prise par les Français le 26 mai 1841 mais elle s'était rebellée au printemps 1914).
10) - "Frontignan" : vin doux naturel de la côte du département de l'Hérault.
11) - "réquisitions" : la troupe était le consommateur final de ce vin algérien.
12) - "Hindous" : allusion à la reddition, le 29 avril 1916, de la garnison britannique de la forteresse de Kut-El-Amara (au sud de Bagdad) prise aux Turcs à la fin septembre 1915 et assiégée par eux depuis le 7 décembre 1915. Les chiffres retenus actuellement dépassent de beaucoup ceux de l'époque (13 000 prisonniers, contre 9 000 annoncés à l'époque). Cet échec reporta d'un an la prise de Bagdad, qui tomba le 10 mars 1917. Les mauvais traitements infligés aux prisonniers de l'armée britannique par les Turcs sont demeurés dans l'Histoire : la moitié moururent de faim, beaucoup d'Hindous furent enrôlés de force dans l'armée ottomane. 
13) - "Lowestoft" : Allusion au bombardement des ports de Lowestoft et de Yarmouth (côte britannique de la Mer du Nord) pendant la nuit du 24 au 25 avril 1916 par 5 croiseurs lourds et 6 croiseurs légers de la flotte allemande. Les dommages furent essentiellement civils : 200 maisons détruites, des bateaux de pêche touchés à l'ancrage.
14) - "précédemment" : suite à la ferme protestation des USA du 18 avril 1916 se référant notamment au torpillage par un sous-marin allemand du Sussex (un ferry français de la Manche) le 24 mars, l'Allemagne déclara par une note écrite au Président Wilson, le 4 mai 1916, qu'elle renonçait à attaquer des vaisseaux civils de passagers, et à ne torpiller les cargos ennemis qu'après vérification de leur cargaison, avertissement et mise hors danger des équipages (cette déclaration connue comme "Promesse du Sussex" rassura le Président Wilson et retarda l'entrée en guerre des USA).
15)  - "internés" : Paul semble confondre la volonté de l'Allemagne de priver les Alliés de 500 à 600 000 tonnes de marchandises essentielles en deux mois, par une relance de la guerre sous-marine en février 1916, avec la menace par les USA, le 18 avril 1916, de rompre les relations diplomatiques avec l'Allemagne et de confisquer ses navires dans les ports américains.