mercredi 31 août 2016

Carte postale du 31.08.1916

Carte postale Delcampe



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Touhar (1) le 31/8/1916

Ma Chérie,

Je reçois à l’instant ta lettre du 24 et ton mandat ; merci ! Je t’ai déjà écrit le 29 pour t’annoncer notre arrivée. Le poste monte assez vite, mais nous aurons encore pour au moins 8 jours ici. Ce qui nous console, c’est que l’Echo d’Oran écrit que vu les fortes chaleurs nous jouissons d’un repos bien gagné. Comment va la Petite ? 40° de fièvre est vraiment inquiétant - comment appelle-t-on cette fièvre ? Mes meilleurs baisers pour toi, les enfants, et surtout Alice.

Paul

Yvonne (2) est née au 1 Quai de ... (illisible)



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Touhar" : en fait "Touahar"
2) - "Yvonne", fille de Jean Penhoat.

vendredi 26 août 2016

Lettre du 26.08.1916






Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 26 Août 1916

Ma Chérie, 

Nous voilà une fois de plus à la veille du départ pour le bled : le sac est prêt au pied du lit, à 15 hs 30 encore une revue en tenue de départ et demain matin à la première heure on foncera, coudes au corps. Comme je n’aurai guère le temps de t’écrire de Touahar (1), je vais employer cette heure dite de sieste pour causer un peu avec toi. 
En ce qui concerne “l’Oeuvre” je ne partage nullement ta manière de voir. Ce journal, assez souvent, dit encore des choses que d’autres taisent et, pour cela même, a été souvent suspendu (2). On est même quelquefois surpris d’y trouver des articles qui concluent que tout ce qu’on dit de mal de l’ennemi n’est point vrai, et si Gustave Théry (3) prend parfois les dirigeants à parti, il n’a pas toujours tort. Et juste ces petits articles “Les jours se suivent” étaient à mon sens bien mieux écrits que ceux de son successeur Jean Weber (4). Ce dernier a eu du reste si peu de succès que sa colonne a été bientôt supprimée au Journal. L’autre jour l’Oeuvre publiait une statistique prouvant qu’il y a eu, avant la guerre, environ 1 1/2 millions de Français à l’étranger contre 1 100 000 à peu près d’étrangers en France. Le premier chiffre paraît invraisemblable et bien peu de gens ont supposé qu’il y avait tant de Français à l’étranger. Ce sont pourtant les données officielles de la statistique ! Parmi les étrangers il y avait une centaine de milliers d’Allemands et une trentaine de milliers d’Austro-Hongrois (5).
J’ai passé avant-hier un mauvais quart d’heure chez le dentiste pour me faire arracher une dent creuse depuis 4 ans et qui me faisait horriblement souffrir ce dernier temps. Il est vrai que cette dent était complètement creuse, mais elle a cassé à tel point lors de l’opération que le médecin a dû recommencer pour enlever un bout après l’autre. Une racine est néanmoins restée dedans, mais ne me fait plus mal, et j’espère bien qu’elle partira sans une nouvelle intervention ! As-tu été de nouveau chez le dentiste ?
Pour ce qui est des lorgnons que j’achetais à 1 fr 50 à Bx, c’était bien chez un opticien nommé Salomon que je les prenais, à côté presque de la banque Molinar (6) et qui semble avoir déménagé. Ils remplissaient bien entendu aussi bien leur but que ceux de 6 Frs. tout en étant peut-être un peu moins élégants. Mais comme pour le moment je suis muni, cela n’a pas d’importance. J’ai lu l’article du neutre (7) sur l’alimentation à Berlin qui revient en effet bien cher ! Les cuisines populaires doivent sans doute avoir une affluence énorme ! Je me demande un peu comment le problème a été résolu en province et malgré tout je compte un peu sur ce facteur pour abréger la guerre (8).
J’ai lu avec un grand plaisir ce que tu m’écris des gosses : tu ne peux guère te figurer ce que je souffre de cette séparation ! Dire qu’on a attendu 7 ans pour s’appartenir l’un à l’autre, que de ces 6 ans de vie commune on a gaspillé un nombre de jours considérable à se faire de la misère et que maintenant où l’on reconnaît ce qu’on possédait on est bêtement séparés depuis bientôt 2 ans (9), sans savoir au juste quand on se retrouvera ! C’est réellement à s’arracher les quelques cheveux qui me restent si j’y réfléchis ... Il me semble toujours qu’il me manque un morceau de moi-même et si, par malheur, j’ai le temps de suivre le fil de mes idées, je pense quelquefois au suicide ...
Non, ne te fais pas d’idées que nous nous reverrons avant la fin des hostilités. Lorsque la ville européenne (10) sera construite (dans un an ou deux, car il n’y en a que le mur d’enceinte) les officiers pourront faire venir leur famille à Taza, mais les soldats n’en parlons pas !!! C’est atroce et presque inhumain quand on y pense que je ne puisse pas avoir de permission ... et que tous mes camarades dits austro-boches sont dans le même cas. La seule pensée qui me soutient un peu est celle-ci : que serais-je si, au lieu d’aller en France, j’étais depuis 1906 (11) en Allemagne ? Certes, je n’aurais même pas économisé ce que j’ai mis de côté et je serais très probablement enrôlé dans l’armée allemande, obligé de combattre contre ma volonté ... car le système allemand (12) je l’ai toujours en horreur.
Je m’arrête, car je ne veux pas te communiquer ma mauvaise humeur.

Tout à toi
Paul




Notes (François Beautier)
1) - "Touahar" : nom du col où un blockhaus est en construction pour défendre la route et la voie ferrée (en cours de réalisation) entre Fès et Taza.
2) - "suspendu" : interdit de distribution et de vente, mesure de censure totale mais temporaire d'un journal prononcée pour un jour ou sans limite de durée jusqu'à "levée de suspension" par le Ministre de la Guerre selon la loi du 5 août 1914 faisant suite à la déclaration d'état de siège du 2 août 1914 (qui suspendait la liberté de la presse, laquelle ne fut rétablie que le 13 octobre 1919 au lendemain de la levée de l'état de siège). La censure préalable - avant impression finale et distribution - pouvait s'appliquer à un ou plusieurs articles, dessins et photographies (5 000 censeurs du Ministre de la Guerre, répartis en 300 bureaux locaux, s'appliquaient à temps complet à l'échoppage, c'est-à-dire à la désignation des passages que le journal devrait couper ou masquer - "caviarder"- en les laissant en blanc ou en les passant au noir). Elle pouvait aussi, lorsque la rédaction n'avait pas découpé ou masqué les passages désignés par le bureau de censure, s'appliquer au journal tout entier (par "suspension"avant distribution ou par "saisie" effectuée par la police après distribution dans les kiosques et les bureaux de poste distribuant les abonnements). Les journalistes et responsables de publication récalcitrants pouvaient être condamnés à des amendes et à des peines d'emprisonnement de 1 à 5 ans.
3) - "Gustave Théry" : en fait Gustave Téry (1870-1928),philosophe et journaliste fondateur du titre "L'Œuvre" en 1904. Devenu quotidien en 1915, le journal oublia un peu ses partis-pris antisémites d'avant-guerre et défendit jusqu'en 1916 des thèses contradictoires - socialistes et nationalistes - pour étayer ses positions pacifistes (qui le conduisirent à publier en feuilleton, à partir du 3 août 1916, sous le titre anodin de "Journal d'une escouade", le roman "Le Feu" d'Henri Barbusse repris sous forme de livre en novembre 1916 par les éditions Flammarion), avant d'épouser, en 1918, les seules thèses nationalistes de Charles Maurras et de Léon Daudet (penchants qui conduiront son journal à la Collaboration avec l'Allemagne en 1940 puis à sa mise sous séquestre judiciaire en 1946). 
4) - "Jean Weber" : journaliste dont la trace dans l'histoire s'est perdue.
5) - " Austro-Hongrois" : les données reprises par Paul sont celles du recensement de 1911 (dans les limites de la France depuis 1871, sans les départements de Moselle et d'Alsace). Il faudrait les réviser pour tenir compte de la petite évolution entre 1911 et 1914. En 1911 les données officielles décomptent 102 000 Allemands et 18 000 Austro-Hongrois. Les données des contingents originaires des autres nations sont les suivantes au recensement de 1911 : 420 000 Italiens, 287 000 Belges, 105 000 Espagnols, 70 000 Suisses, 40 000 Britanniques, 35 000 Russes, 20 000 Luxembourgeois, 35 000 Marocains et Algériens, 3 000 Polonais ... Le nombre total donné par Paul (1,1 million) est celui du recensement de 1911 (1,11 million d'immigrés). 
Par ailleurs, l'émigration française en 1914, estimée à 1,5 million par la source de Paul, correspond à l'évaluation faite en 1911. Une donnée dont Paul manque mais qui l'aurait intéressé est que 43 000 étrangers de 52 nationalités s'engagèrent comme lui dans la Légion étrangère française, pour la durée de la guerre (parmi eux de forts contingents de Russes, Italiens, Suisses, Belges, Britanniques et une très faible proportion d'Austro-Hongrois et d'Allemands au regard de leurs effectifs en France avant le début de la guerre), alors que 65 000 autres, mobilisables dans des pays ennemis, furent parqués dans des camps en France.
6) - "Banque Molinar" : plus vraisemblablement "Molinari", mais cette banque bordelaise n'a pas plus laissé de trace que l'opticien Salomon.
7) - "du neutre" : il s'agit sans doute de l'article d'un journal suisse réexpédié ou découpé et envoyé par Marthe. 
8) - "abréger la guerre" : le blocus maritime prive l'Allemagne de 55% de ses approvisionnements alimentaires extérieurs alors que sa propre production agricole, diminuée par le manque de main-d'œuvre, est amplement réquisitionnée pour l'armée : les vivres des civils sont rationnés, des cantines populaires organisées, la ration alimentaire quotidienne par personne est estimée à 1000 calories et plus de 500 000 Allemands sont considérés en état de famine. La situation est si préoccupante que le 31 août 1916 est lancé le programme du chef d'état-major allemand Hindenburg instituant la mobilisation économique de tous les hommes de 17 à 60 ans non affectés au front.
9) - "2 ans" : années de séparation pour cause de mobilisation, de septembre 1914 à août 1916. Les "6 ans" se réfèrent apparemment aux premières années de mariage du couple (mariage prononcé le 16 septembre 1908). Les 7 ans précédents se réfèrent à la liaison amoureuse depuis la rencontre de Marthe et de Paul en 1901 jusqu'à leur mariage. 
10) - "ville européenne" : partie coloniale de Taza, non encore construite dans l'enceinte fortifiée où sont installés les camps militaires.
11) - "1906" : date du départ d'Allemagne de Paul.

12) - "système allemand" : il s'agit moins de la civilisation allemande que de l'organisation politique, dont il rejette le caractère nationaliste et militariste. 

jeudi 25 août 2016

Carte postale du 26.08.1916

Carte postale Paul Gusdorf




Carte postale Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

le 26/8 1916

Ma Chérie,

A la veille du départ je reçois encore tes lignes du 15/16 et te confirme ma lettre d’hier. C’est donc demain que nous allons partir pour une quinzaine probablement et j’espère que tu passeras quelques bonnes journées avec la famille Penhoat.
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants.

Paul

Lettre des 24/26.08.1916

Tenue d'assaut, 1918



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran 

Taza, le 24 Août 1916

Ma chérie, 

Voici donc enfin ta lettre du 2 courant arrivée via Casablanca (1), juste 24 hs avant celle du 13 : le cachet de la Poste indique comme date d’arrivée à Casablanca le 15 Août !
Je constate donc que tu as adopté, après ton voyage à Nantes, le point de vue de Mr. Penhoat, sans toutefois le connaître à ce moment-là, savoir qu’à ton avis toute reprise de l’affaire serait impossible après la guerre, du moins en commun comme par le passé ! Dans ce cas, il y aurait à choisir entre 2 chemins : Ou bien brusquer les choses pour obtenir $ (2), ou amener la dissolution pure et simple, chacun restant libre de faire comme bon lui semble - ou laisser l’initiative d’une séparation à L. pour tâcher de tirer le plus de bénéfice possible d’une renonciation à mes droits, dans quel cas je ne pourrais pas faire la concurrence à L. Tu te rappelles peut-être que notre contrat prévoit, en cas de décès d’un des associés, que celui ou ceux des survivants qui continuent l’affaire payera aux ayants-droit en-dehors du capital du décédé une indemnité pour la quote-part de ce dernier à la valeur de la clientèle calculée sur une échelle assez libérale. Reste cependant à savoir s’il en reste beaucoup, de clients, après 2 1/2 de guerre ou davantage !
Le problème “Quoi faire” (3) après la guerre est sans doute le plus important pour nous, mais je ne tiens pas beaucoup à le discuter par lettre (4), d’autant plus que la fin de la guerre et les conditions de paix joueront un grand rôle dans nos résolutions, pourvu toujours que je m’en tire sain et sauf de cette campagne comme je l’espère. Enfin, nous aurons le temps d’en parler verbalement et j’espère que le moment de le faire ne sera pas trop éloigné ! 

le 26-8-16

Tu as tort de te formaliser au sujet de ce que tu appelles mes éloges (5). Cette question de “savoir-faire” n’est pas seulement une question d’intelligence, mais surtout d’entraînement, voire même de routine. Tu peux mettre un grand savant, mathématicien, chimiste, ingénieur, et lui donner par exemple des travaux commerciaux, soit de correspondance difficile, soit de comptabilité ou disons même un travail de surveillance de pesage et échantillonnage. Il fera ce travail bien moins bien qu’un employé d’une intelligence moyenne, voire même médiocre, mais qui y est habitué et l’a exécuté depuis des années. Je n’ai jamais dit ou pensé que tu n’étais pas intelligente ; au contraire, je ne t’aurais pas fait la cour ni épousée si je ne t’avais pas crue intelligente ! Mais j’ai estimé que ta force et ton intelligence étaient trop occupées par ailleurs pour que tu puisses t’intéresser à mes travaux utilement. Il y avait à choisir entre la maison et le bureau, surtout tant que les enfants étaient en bas âge, et pour moi le choix était tout fait. D’un autre côté, et malgré ce qu’on dit, on ne peut pas s’affranchir des usages, ou si tu préfères, des préjugés généraux. Et là encore, il ne m’aurait pas été bien agréable de te voir à mon bureau où je recevais une foule de gens ... Enfin, comme l’avenir est encore assez incertain, il se pourrait fort bien qu’après la guerre tu puisses gagner de l’argent et satisfaire tes ambitions. Ce sera une expérience à faire ...
Notre départ est fixé pour dimanche matin, 27 courant (6), toujours pour construire le blockhaus à environ 18/20 km (7) d’ici. Nous resterons certainement une quinzaine de jours dehors, pendant lesquels tu ne recevras que des cartes postales, car, comme bien tu penses, il y aura à travailler dur et ferme et la sieste sera supprimée. Tu ne t’impatienteras donc pas trop ! Tes observations au sujet des pantalons “treillis” et “toile” (8) sont justes, et j’ai pensé trop tard à la différence entre ces deux étoffes. Mais enfin, puisque tu as compris, c’est l’essentiel. 
La confiture, prune et groseille, est excellente ; tout le reste de ton colis est encore intact et me suivra au nouveau Blockhaus où il me rendra d’excellents services !
Voilà enfin l’offensive déclenchée aussi dans les Balkans : espérons que ces pauvres Serbes (9) pourront enfin rentrer dans leur pays ! La disparition des Bulgares parmi les belligérants serait un premier acte de justice qui devrait être suivi de près par la reprise de la Belgique (10). Mais celle-ci sera sans doute bien plus longue, car le coup de foudre se fait toujours attendre.
Tes remarques sur la famille Plantain, si elles ne m’ont pas surpris, m’ont tout au moins quelque peu étonné, surtout qu’un rapprochement avec un de tes gestes ou avec une communication d’il y a environ 6 mois (11) devait s’imposer. C’est bizarre, c’est même presque étrange ! Pourquoi Mr. P. te semblait-il si malheureux ? 
Embrasse les enfants pour moi et reçois mes meilleurs baisers.

Paul

J’ai lu “Numa Roumestan” et en retire une impression très profonde. Numa, c’est Tartarin du même Daudet, mais plus affiné et malgré tout un peu moins bruyant. Les figures de Rosalie surtout, de Hortense, leurs parents, Tante Portal etc. sont peints avec une rare subtilité et la description du Midi de la Provence et de la petite ville d’Afos est un chef-d’oeuvre (12). Je te retournerai ce livre après la colonne.



Notes (François Beautier)
1) - "Casablanca" : voir la carte postale du 23 août 1916.
2) - "$" : dollar, c'est-à-dire versement d'argent.
3) - "Quoi faire ?" : vraisemblable allusion au très célèbre brûlot de Lénine "Que faire ?" publié en russe à Stuttgart en 1902, lui-même inspiré du roman "Que faire ?" de Nilolaï Tchernychevski publié à Saint-Petersbourg en 1862, ces deux textes étant considérés comme des fondements essentiels de la Révolution russe de 1905 (puis de celle de 1917). Paul pouvait effectivement considérer qu'un jugement définitif de ses différends avec Leconte le libérerait d'un lien avec le passé - liquiderait le passé, ferait table rase - et ouvrirait de nouveaux choix pour la vie de sa famille après la guerre. 
4) - "par lettre" : Paul, conscient que les ennuis de Marthe quant à son permis de séjour traduisent un regain de suspicion française envers les "ressortissants ennemis", ne veut pas prendre le risque d'écrire - dans une lettre qui pourrait être lue par l'un des informateurs de sa demande de naturalisation française - qu'il envisagerait éventuellement d'aller s'installer après guerre ailleurs qu'en France comme semble le souhaiter Marthe...

• suite du 26/8/16 : 
5) - "mes éloges" : Paul a brutalement traité Marthe de "petite folle" dans la reprise du 20 août de sa lettre du 19, et a détaillé les ordres qu'il lui donnait comme si elle était à peu près incapable de les comprendre dans sa lettre du 21. Mais, au regard du retard qui affecte les courriers, il est plus probable que Marthe se réfère à la lettre du 22 juillet qui commence par des éloges de Paul concernant le rapport qu'elle lui a fait de la situation juridique de ses affaires, et qui s'achève par des mots que Marthe ressent sans doute comme ironiques ou hypocrites : "j'ai été heureux de voir une fois de plus que j'ai une petite femme aussi intelligente et énergique".
6) - "27 courant" : date de départ d'une nouvelle "colonne" contre la rébellion marocaine qui menace et coupe alors la liaison Fès-Taza.
7) - "18-20 km." : il s'agit probablement du Col de Touahar, à 15 km.à vol d'oiseau à l'ouest de Taza, où un blockhaus défensif de la route Fès-Taza est en cours de construction.
8) - "treillis et toile" : le treillis (uniforme militaire d'exercice et de combat) est fait selon les saisons d'une toile épaisse de coton ou de laine (dite "serge" ou "treillis"), alors que la "toile" désigne une étoffe de texture plus fine et fragile, dite aussi "drap" ou "bourgeron", dans laquelle sont coupés les uniformes relativement légers de parade et de sortie. A partir de l'hiver 1915-1916 la couleur du treillis du Légionnaire, auparavant kaki clair (qui avait remplacé le "bleu horizon" selon la directive du 9 décembre 1914) devint kaki foncé (brun verdâtre), mais l'uniforme de sortie demeura clair. Paul avait demandé à Marthe de lui expédier des pantalons d'été à porter pendant les repos au camp (afin de n'avoir pas trop de lessives à faire pour tenir propres ceux de son uniforme de sortie). Il semble qu'il ait négligé de préciser la qualité souhaitée (treillis) et que Marthe ait acheté des pantalons de toile fine en lui faisant remarquer leur différence en terme de légèreté (il s'étonne du prix élevé de ces pantalons dans sa lettre du 19 août, qu'elle n'a sans doute pas encore reçue).
9) - "ces pauvres Serbes" : l'armée serbe reconstituée grâce à l'appui français a été transportée et débarquée à Salonique (actuelle Thessalonique, reconquise en 1912 par les Grecs contre les Turcs) à la fin du printemps et au début de l'été 1916 dans le but de combattre en Grèce les forces bulgares qui y ont pénétré en mai et qui leur barrent le passage vers la Macédoine et la Serbie. L'Armée française d'Orient (forte de 300 000 hommes de nationalités serbe, française, britannique, italienne, grecque, russe, etc.), commandée par le général Maurice Sarrail, se porte en renfort de l'armée serbe qui a commencé à faire reculer les Bulgares à la fin juillet. Au cours du mois d'août, la plaine de Salonique passe sous contrôle allié. Cependant, la Bulgarie n'est pas battue : elle déclare la guerre à la Roumanie le 1er septembre 1916 et lui inflige de lourdes défaites dans les trois mois qui suivent.
10)- "Belgique" : la libération de la Belgique par les Alliés est l'un de leurs grands objectifs de l'année 1916. Cependant le gouvernement belge demeure replié au Havre et les forces allemandes d'occupation de la Belgique se maintiennent fermement et répriment toutes les manifestations patriotiques belges (notamment celle du 21 juillet 1916 - l'hymne national avait été joué sur l'orgue de la cathédrale de Bruxelles - qui coûta à la ville une amende d'un million de marks). Paul n'est pas dupe de son propre optimisme : il relève que la grande offensive espérée ("le coup de foudre" - le foudre étant ici l'arme de Jupiter) n'a toujours pas eu lieu.
11) - "environ 6 mois" : Paul a évoqué une visite en soirée de Mr. Plantain à Marthe dans sa lettre du 3 février 1916. Il semble que Marthe soit méfiante envers l'ami de son époux. 

12) - "un chef-d'œuvre" : le roman "Numa Roumestan" d'Alphonse Daudet (1840-1897) fut publié en 1881, soit 9 ans après son célèbre "Tartarin de Tarascon". Le personnage central, Numa Roumestan, natif de la ville d'Aps-en-Provence (une invention inspirée par les villes de Nîmes et d'Aix-en-Provence), est un homme politique qui a fait sa carrière à Paris (ce personnage est inspiré de Gambetta) et qui revient au pays où il compare les mœurs provençales et parisiennes tout en reliant le passé au présent. Il semble que Paul ait apprécié ce livre où l'on peut néanmoins détecter - comme dans tous ceux d'Alphonse Daudet - les racines de l'antisémitisme et de l'antigermanisme dont son fils Léon (1867-1942) fut l'un des chantres assidus.

lundi 22 août 2016

Carte postale du 23.08.1916

Carte postale Paul Gusdorf



Carte postale  Mme P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 23/8 1916

Ma Chérie

Voici enfin ta longue lettre du 2 courant qui vient d’arriver via Casablanca (1)! J’y répondrai ce soir ou demain, car notre départ semble encore une fois remis à plus tard.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


Paul


Note (François Beautier)
1) - "Casablanca" : port marocain sur l'Atlantique, en relation pour le courrier et le fret militaire avec Bayonne et Bordeaux. Le courrier à destination de la Légion au Maroc passait habituellement par Oran et Alger, en provenance de Marseille. Un regain d'activité de la marine autrichienne aidée par des sous-marins allemands ( dont le redouté U.35, qui battit, sous le commandement du célèbre Lothar von Arnauld de la Perière, tous les records de torpillages réussis de l'ensemble de la Grande Guerre) contre la marine italienne et les convois alliés, obligea pendant l'été à remplacer en partie les liaisons maritimes françaises entre Marseille et l'Algérie par des lignes entre Casablanca et les ports français de l'Atlantique. Or, à la même époque, la guérilla marocaine (partie prenante de la Grande révolte arabe) retarda souvent, voire interrompit temporairement la liaison terrestre entre Fès et Taza, ce qui ralentissait le flux du courrier et du fret militaires arrivant par Casablanca.

samedi 20 août 2016

Lettre du 21.08.1916

Document Gallica


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 21 Août 1916

Ma Chérie,

Je reviens encore une fois sur ta lettre du 10 courant ou plutôt sur son passage relatif à l’affaire L. L. & Cie (1). Penhoat, avec lequel je correspond assez régulièrement, me répond à différentes questions que je lui avais posées et sur certaines observations faites dans mes dernières lettres. Je t’ai déjà fait remarquer, et tu pourras encore consulter le contrat à ce sujet, qu’en cas de perte du quart du capital social, chacun des associés peut demander de plein droit la dissolution de la Société. Penhoat estime, non sans raison je crois, que le silence de L. et son obstination à ne pas fournir les comptes ni préciser aucun chiffre, est une preuve que les affaires vont plutôt mal. D’après l’attitude et les procédés de L., vu aussi son incapacité commerciale et son caractère, P. le croit bien capable de nous ruiner sans crier gare et propose donc de nous mettre à l’abri tant que cela est possible en notifiant à L. par lettre recommandée, confirmée par un huissier, de suspendre tout commerce et d’arrêter les comptes dès qu’ils sera parvenu à la perte du quart du capital social, conformément aux clauses de notre contrat. Que faute de lui de se conformer à notre demande, nous le rendons personnellement responsable de toute somme perdue au delà de la proportion d’un quart de notre apport comme stipulé au contrat.
Après mûre réflexion, je partage sa manière de voir bien que j’aie quelques objections ou plutôt observations à faire. Si réellement Leconte avait subi des pertes allant jusqu’à 1/4 du capital ou même plus loin, il n’aurait pas besoin de chercher des moyens de dissoudre la société pour se débarrasser de nous et de moi en particulier. Il n’aurait pas besoin d’un procès, toujours coûteux et quelquefois incertain, car lui seul pouvait demander de plein droit la dissolution en se basant sur les clauses de notre contrat, qu’il connaît trop bien pour ne pas avoir connaissance de cette clause. Naturellement, il y aurait vérification des comptes et il va sans dire que lui-même ayant fourni plus de fonds que chacun de nous (80 000 Frs. après l’augmentation du capital mais non encore entièrement versés) devrait avoir perdu 1/4 de cette somme pour pouvoir demander la dissolution. La perte totale devrait se chiffrer à 50 000 Frs. (20 000 Frs. pour Leconte et 15 000 pour Penhoat et moi chacun) et bien que je connaisse suffisamment L. cette somme me paraît tout de même trop élevée pour les 2 ans de guerre, car les bureaux qui perdaient de l’argent ont été fermés et les frais en général assez réduits dans les autres. Mais d’un autre côté il me vient à l’idée que L. avait indiqué mon avoir à 12 000 Frs. ce qui me donne à penser qu’il tâchera ou qu’il a déjà tâché de justifier des pertes énormes ... ? Tant que Gand, Anvers et Trieste (2) sont inaccessibles pour nous, c.à.d. avant la fin de la guerre, il sera impossible d’arrêter les comptes, mais il serait toujours prudent de prendre les précautions recommandées par Mr. Penhoat. Tu veux bien réfléchir sur ce point et écrire, le cas échéant, à Me Palvadeau le priant de vouloir bien notifier cette résolution à Mr. Leconte et en ajoutant que c’est pour sauvegarder nos intérêts que nous nous voyons forcés de procéder ainsi. Que Mr. Penhoat du reste en fait de même. Tu m’enverras copie de ta lettre à Me Palvadeau, lequel tu pries de t’en accuser réception. 
Je vais écrire dans ce sens à Penhoat lui disant en outre que sa seule demande suffit pour amener la dissolution de la société. Quant aux 300 Frs. par mois, L. devra certainement continuer à te les envoyer à valoir sur notre actif à moins que Me Palvadeau s’en charge. Au pire tu pourrais demander à ce dernier de faire autoriser le Comptoir d’Escompte à vendre les titres encore en dépôt à cette banque et à te verser le montant qui te suffirait pendant quelque temps. Et d’ici là j’espère bien que la guerre prendra fin ; les évènements marchent tout de même bien mieux depuis quelque temps (3)!
Inclus la lettre en question de Mr. Penhoat et le 3° article de l’Humanité (4).
Mille baisers pour toi et les enfants.

                                                    Paul

P.S. Je t’envoie ci-joint un modèle de la lettre à écrire à Me Palvadeau. Tu peux même demander à Me Lanos s’il n’est pas utile d’en donner aussi copie à Me Bonamy qui est peut-être mieux situé que Me Palvadeau pour faire la sommation à Leconte. Prière d’écrire un mot à Mr. Penhoat pour lui faire connaître le texte du contrat ayant trait à la dissolution, c.à.d. le passage qui est précisément à insérer dans mon projet de lettre à Me P. dont Penhoat aura la copie par mes soins.
Inutile de m’envoyer une chemise ! Les étiquettes de pantalon me suffisent, donc pas de facture !


Notes (François Beautier)
1) - "L.L. et Cie" : Société Lucien Leconte & Compagnie, dont Paul et Penhoat sont les  associés, avec Leconte lui-même.
2) - "Gand, Anvers, Trieste" : voir la lettre du 16 juillet 1916. Ce qu'en dit ici Paul permet de préciser qu'il s'agit non pas d'entreprises partenaires d'affaires de la société Leconte mais de bureaux lui appartenant. 
3) -"depuis quelques temps" : effectivement, la pression de l'Allemagne sur Verdun s'est relâchée du fait de la bataille de la Somme. Les Allemands se retrouvent à Verdun en position défensive, ce qui permet aux Français une offensive victorieuse depuis le 1er août avec la prise de nombreux prisonniers. Par contre, sur la Somme, le grignotage allié ralentit en août et l'Allemagne renforce ses positions en installant des troupes déplacées de Verdun et du saillant d'Ypres.

4) - "Humanité" : voir la lettre du 19 août précédent.

vendredi 19 août 2016

Lettres des 19/20.08.1916

Le col du Touahar et l'oued Innaouen


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran


Taza, le 19 Août 1916

Ma Chérie,

Je te confirme ma carte postale de ce matin et réponds maintenant à tes lettres des 9 et 10 courant en te retournant en même temps les 2 premiers articles sur la force des femmes découpés dans l’Humanité (1). On voit tout de suite que ces articles ne sont pas écrits par un académicien : ils se distinguent de ceux de Mr. Brieux (2) par ceci qu’ils traitent de faits réels, visibles et qui intéressent immédiatement la classe ouvrière, où la concurrence de la femme se fera sentir en premier lieu. Je dirai en passant que les derniers articles de Mr. Brieux au Journal intitulés “La Faillite de la Dot” étaient bien plus intéressants que les précédents tout en ajoutant que ces idées avaient déjà été exprimées dans une forme bien plus saisissante et plus crue encore dans une pièce du même auteur intitulée “Les Avariés” qu’on peut acheter complète pour 2 sous dans “la Feuille Littéraire” (3). La morale en est qu’une bonne santé et des connaissances pratiques (un métier) constituent la meilleure dot dans toutes les classes et Brieux  insiste particulièrement sur ce point qu’il n’est point suffisant que les notaires des 2 familles se réunissent pour fixer la dot ou l’apport des 2 époux stipulés dans le contrat de mariage : les médecins des 2 parties devraient également se mettre en rapport pour examiner si les futurs époux sont sains de corps et aptes à former une famille et le certificat de bonne santé devrait être exigé par la mairie au même titre que l’acte de naissance et les autres paperasses. Cette pièce, “Les Avariés”, dit des choses tellement vraies sur les influences notamment de la syphilis sur les ménages qu’il a rencontré dans le temps beaucoup d’opposition bien qu’au Théâtre le régisseur paraisse au lever du rideau sur la rampe pour annoncer que la pièce peut être entendue par toutes les personnes des deux sexes, jeunes et âgées ...
Je te remercie de nouveau de ton envoi qui est arrivé en parfait état : 2 pantalons treillis, 1 maillot, 1 livre, 2 plaques de chocolat, 1 boîte de harengs marinés, 1 boîte de galantine de veau truffée, 2 boîtes de confiture, 1 flacon de liqueur, un saucisson, 1 savonnette et un tube de pâte dentifrice. Le tout est très joli, mais les pantalons passablement chers ; j’aurais cru que l’article ne reviendrait pas plus cher que 3,- Frs. pièce ! Comme nous allons partir probablement jeudi, 24 courant, pour construire le blockhaus dont je te parlais déjà, je vais faire emporter toutes ces conserves, ainsi que les bonbons, car à Touhar (4) nous serons encore pour une quinzaine dans le bled. Mais je t’en prie ne m’envoie plus à l’avenir de choses aussi chères que cela !
Ton observation au sujet de Me Bonamy m’étonne un peu. Crois-moi, si ces gens-là ont besoin d’argent, ils le disent sans aucun scrupule et cela d’autant plus que tu avais écrit à B. que tu es à sa disposition pour fournir d’autres fonds. Cet avocat n’a pas montré plus d’empressement lorsqu’il a reçu les 200 Frs. de Leconte : c’est à la fin de l’affaire qu’il enverra sa note avec prière ... etc. etc. Chez lui, c’est plutôt l’âge et le fait qu’il ne fait en somme que remplacer son successeur (5) qui le fait agir avec tant de nonchalance. Il serait bon toutefois que tu le relances après les vacances pour savoir au juste à quoi nous en tenir.

le 20 Août 1916

Est-ce que tu te figures réellement, petite folle, que j’envisage froidement et sans émotion que la guerre dure encore 2 ans ? Car je sais mieux que quiconque qu’il n’y a aucun espoir pour moi de te revoir avant la fin de la guerre ! Un de mes camarades, un Hongrois qui a de grandes relations, a fait écrire par un ministre (Denis Cochin) (6) au Général Lyautey (7) et a fait intervenir en outre un député très en vue pour obtenir une permission dans le but de revoir sa femme, une Parisienne, institutrice à Paris, et ses enfants. J’ai vu toute la correspondance : La réponse du Général L. au ministre en question est nette et dure : impossible d’accorder une permission aux ressortissants des nations en guerre avec la France (8). Et même pour les Français de la Légion la chose est extrêmement difficile, à moins de motif tout à fait grave.
Ce n’est certainement pas juste car des gens comme lui et moi par exemple offrent toute garantie ... mais que veux-tu ? On est soldat et on n’a qu’à s’incliner. Si tu savais combien j’ai souffert ici, tu ne parlerais certainement pas ainsi, mais il ne faut pas croire que puisque je ne me plains pas je me laisse tout simplement vivre ! 
L’incendie aux Docks Sursol (9) serait certainement fantastique s’il s’agissait réellement de 70 000 sacs de farine dont la valeur dépasserait même de beaucoup 8 000 000 Frs.
Je t’embrasse ainsi que les enfants bien sincèrement.

Paul




Notes (François Beautier)
1) - "l'Humanité" : comme toute la presse française, l'Humanité dut remplacer de nombreux journalistes mobilisés par des femmes et contourner les 98 articles de la censure en développant des thèmes qui n'avaient pas été prévus censurables. Le féminisme prospéra de cette double circonstance avec des articles traitant des femmes à l'usine, aux champs, dans les administrations... ; des femmes réclamant le droit de vote ; des femmes militant pour la paix ; des femmes dénonçant la vie chère ; des femmes françaises réquisitionnées par les troupes allemandes d'occupation ; etc. Les articles auxquels se réfère Paul n'ont donc rien d'exceptionnel et leur relative banalité les rend aujourd'hui difficiles à retrouver. Cependant, à la mi-août 1916, l'acquittement d'une femme française ayant tué son bébé né d'un viol par un soldat allemand, redonna encore plus de place aux femmes dans la presse. Au même moment, Paul qui se sent manifestement "un peu" dépassé par les démarches et projets de son épouse, tente à la fois de se "tenir à flot" en se montrant féministe et de "retenir le courant" en vantant des lectures réactionnaires qu'il voudrait édifiantes pour Marthe.
2) - "Mr. Brieux" : Paul a déjà parlé de cet auteur en citant une réplique de sa pièce "La robe rouge" dans sa lettre du 17 juillet 1916. Il s'agit d'Eugène Brieux (1858-1932), journaliste, nouvelliste ("Journal d'un voleur" en 1899), dramaturge ("La Robe rouge", en 1900 ; "Les Avariés" en 1901, pièce immédiatement censurée, transformée en un énorme roman publié à Paris en feuilleton avec des gravures d'Edmond Charrier par La Librairie Illustrée, à partir de 1902). En avril 1916, Le Journal lança une très longue série d'articles sur "l'Avenir de la femme après la guerre", parmi lesquels ceux de Brieux (ainsi qu'il signait, fort de l'énorme et durable succès populaire de "Les Avariés"), notamment "La faillite de la dot", publié le 4 août 1916, firent tellement sensation qu'on les retrouve transmis par télégraphie et repris mot à mot dans de nombreux journaux de province du lendemain, dont par exemple le "Cherbourg-Éclair" (du 5/8/16). Aujourd'hui, la pièce et le roman "Les Avariés", qui traitent très précisément du problème alors majeur de la propagation de la syphilis et des moyens de la gérer et de s'en prévenir, ont beaucoup perdu de leur intérêt pédagogique mais demeurent des documents historiques témoignant d'un aspect toujours négligé (car réputé indécent) de la vie sociale : la sexualité. 
3) - "La Feuille Littéraire" : revue bimensuelle de 8 pages grand format, éditée à Paris et Bruxelles depuis 1896 par Arthur Boitel, qui donnait en entier ou en version résumée des textes littéraires francophones en vogue (pièces de théâtre, romans) ou des essais d'écrivains étrangers (ainsi la "Guerre dans les airs" de H.G. Wells, adapté en français et publié en 1913). Il semble qu'elle ait disparu après la Grande Guerre.
4) - "Touhar" : En fait, Col de Touahar, à 15 km. à l'ouest de Taza, sur la rive gauche de l'oued Innaouen et dominant le poste de Bab Merzouka.
5) - "son successeur" : Maître Palvadeau.

• Lettre du 20/8/16 (sans indication de lieu)
6) - "Denis Cochin" : Denys Cochin, baron, homme politique et écrivain parisien (1851-1922), était alors (de 1893 à 1919) non pas ministre mais député de la Seine (ou “de Paris”) où il se distinguait comme porte-parole du Parti catholique à la Chambre. 
7) - "Lyautey" : le général Hubert Lyautey, premier résident général au Maroc où il avait militairement établi le Protectorat français en 1912, depuis lors chargé de la "pacification du Maroc" et considéré à l'été 1916 comme un possible Ministre de la Guerre (ce qu'il fut, plus tard, dans le sixième gouvernement d'Aristide Briand, de décembre 1916 à mars 1917).
8) - "en guerre avec la France" : c'est le cas du royaume de Hongrie, entré avec l'Empire austro-hongrois dans le conflit le 11 août 1914 lorsque la France lui déclara la guerre.
9) - "Docks Sursol" : docks originellement spécialisés dans le stockage de marchandises importées des USA, dont du pétrole en barils (ce fut l'origine de leur incendie en septembre 1869). Le quotidien régional l'Express du Midi rapporte en nouvelle brève en page 2 de son édition du 8 août 1916 un incendie à Bordeaux déclaré la veille (le 7 août) dans un dépôt de nitrates (matière première d'engrais et d'explosifs) des docks Sursol. 



dimanche 14 août 2016

Lettre du 15.08.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 15 Août 1916

Ma Chérie,

J’ai sous les yeux tes lettres des 5 et 7 courant arrivées ensemble hier matin. Il me semble qu’il doit y avoir au moins une lettre qui me manque, car la précédente datait du 31 Juillet et vu la régularité de ta correspondance il me semble que tu n’as pas laissé passer 5 jours sans écrire un mot, surtout que je n’ai reçu aucun accusé de réception de mes lignes par lesquelles je t’avais donné mon appréciation sur ton rapport concernant les affaires de Nantes, lignes qui datent du 22 ou 23 Juillet si je me rappelle bien. J’y avais joint (en retour) la copie de ta lettre à Mes Bonamy et Palvadeau ainsi que copie de la mienne au premier. N’as-tu pas reçu cette lettre-là (1)?
La photo des enfants n’est pas bien : la pose des 2 aînés avec leur fleur à la main et les yeux levés vers le ciel n’est point naturelle, tandis que la petite Alice est tout simplement ravissante. Elle paraît du reste presque aussi grande que Georges et très robuste. 
C’est le jour de l’Assomption aujourd’hui, et nous sommes au repos, tout en suant comme des nègres (2) sous le soleil d’Afrique. Il y a donc trois ans jour pour jour que nous allions aux Sables  (3) chez le marchand de fleurs acheter une plante pour Mme Leconte (4). Voilà de l’argent bien employé ! Et le lendemain Mr. L. pour me témoigner sa confiance disait que si son fils voulait plus tard épouser notre fille, il n’y verrait aucun inconvénient. Il est vrai qu’il avait déjà tenu le même propos à Mr. Penhoat et comme il a 2 fils (5), tous les 2 susceptibles d’être élevés par une gentille petite fille, il n’y a même pas de contradiction dans ces projets d’avenir de la famille et de la maison. Pour ce qui est de cette dernière, il est à remarquer que son plus grand concurrent, la maison G.H. et Cie (6), a été et est probablement encore en proie aux mêmes difficultés, les 5/6 des associée étant allemands ou autrichiens. Tu te rappelleras même qu’on a vérifié tous les livres de Gohsduck (7), (Russe naturalisé Français) parce qu’on l’accusait de faire du trafic avec l’ennemi. Et le “Journal” qui relatait cette affaire mentionnait que G. était chevalier de la Légion d’Honneur. 
Les grands noirs que tu vois à Bordeaux sont sans doute des Soudanais : ils portent comme marque une grande cicatrice à la joue et sont ordinairement d’une haute taille et avec des cheveux frisés. Eux aussi bien que les Sénégalais sont comme des gosses. Lorsqu’il fait du soleil ils te disent en souriant : “Il y a bon” ; lorsqu’il fait frais : “Il y a pas bon, mais il y a bon quand même.” Ils parlent l’arabe et s’entretiennent couramment avec les Marocains, presque aussi bien que les Algériens ou Tunisiens (8).
Est-ce que les Amazones 1906 (9) ne paient plus ? Et les banques (C.N.E.P. et B.P. & P.B.) (10)? Ton projet d’apprendre la sténographie n’est pas difficile à réaliser ni nuisible pour l’avenir. Mais je ne crois pas que dans la période trouble que nous traversons tu puisses trouver quoi que ce soit, car les esprits doivent être surchauffés et l’offre bien plus grande que la demande. Toutefois, comme ce projet dormait en toi depuis ton enfance, je ne vois pas d’autres objections à te faire et souhaite seulement qu’il ne devienne pas un objet de découragement. Pourquoi ce jeune homme de Guben (11) se trouve à la Légion ? Il est comme tous les autres qui “ont leurs raisons”. Quelques-uns, certes, sont venus par curiosité, par goût des aventures, croyant qu’ils pourraient chasser des lions et explorer des forêts vierges. Mais la plupart avaient des raisons plus sérieuses de s’éclipser pour 5 ans (12) ou plus encore ...
J’ai eu l’occasion de lire ces temps-ci un joli roman de Ganghofer (13): “Rachele Scarpa” , un de Anzengruber (14) “Die Forsterbuben” et un de Karl Rosner (15) “Die Silberne Glocke”. Ce dernier livre est d’une rare beauté et, en toute autre circonstance, je te l’aurais procuré pour que tu le lises à ton tour. C’est le mariage d’une jeune fille viennoise avec un raide professeur de Berlin qui l’aime de sa façon, c.à.d. en tuant, en étouffant tout sentiment personnel en elle. Un ménage de bonne volonté mais trop froid pour tenir et durer. Il y a divorce provoqué par “Sopherl” (16), une période de dur labeur pour elle et finalement un 2° mariage avec un vieil ami d’enfance, un Viennois, vivant également à Berlin et qui avait étudié non pour faire son doctorat, mais en amateur sans but précis espérant de trouver plus tard une place où il travaillerait à son goût tout en lui assurant son pain et disposé même de faire des concessions quant au Menu ... Ce livre, très simple dans son style est rempli d’une poésie si fine, et tour à tour gai et mélancolique qu’il m’a produit un rare effet ...
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

Paul



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "cette lettre-là" : elle fut reçue (puisqu'elle a été conservée) mais sans la copie jointe. 
2) - "comme des nègres" : expression banale dans une France colonisatrice.
3) - "aux Sables" : les Sables d'Olonne, station balnéaire touristique vendéenne, au sud de Nantes.
4) - "Mme Leconte" : première mention dans le courrier de guerre de Paul. Il s'agit de la seconde Mme Leconte, après un divorce.
5) - "2 fils" : pour la première fois mentionnés.
6) - "la maison G.H. et Cie" : cette société a été évoquée, pour la même raison concernant ses associés d'origine allemande ou autrichienne, dans la lettre du 22 novembre 1915. L'initiale G. semble correspondre au nom Gohsduck précisé plus loin.
7) - "les livres de Gohsduck" : les livres de compte, vraisemblablement de la société G.H. et Cie. Dite ici concurrente de la Société L. Leconte & Cie, cette entreprise œuvrait donc dans le secteur du courtage maritime. Il ne peut donc pas s'agir de la G.H. Mumm que notre note à la lettre du 22/11/15 supposait correspondre à la "GH et Cie". Il ne semble exister aucune trace aujourd'hui accessible d'une société G.H. et Cie ni d'un Goshduck naturalisé français ou chevalier de la Légion d'honneur. 
8) - "ou Tunisiens" : Paul fait ici des recrues soudanaises un portrait étonnamment conformiste (quant à la banalité de son racisme) d'autant plus incompréhensible que le recrutement et l'embarquement de ces hommes par Dakar évoque très fortement l'esclavagisme (dont Nantes et Bordeaux, furent de grandes capitales : Paul qui connaît ces ports ne peut pas l'ignorer). C'est d'ailleurs à Bordeaux que sont débarqués ces hommes recrutés de force (et/ou par promesses mensongères) sur le territoire du "Soudan français" correspondant aujourd'hui à celui du Mali, alors intégré depuis 1904 (jusqu’en 1920) à la colonie française du Haut Sénégal et Niger. La France, qui avait fait le vide des hommes en état de porter des armes au Sénégal, et qui avait besoin de chair à canon sur les fronts de Verdun et de la Somme (les grandes boucheries de 1916), avait commencé à exploiter les "gisements" de l'intérieur à la fois pour colmater les vides se formant dans les rangs des troupes coloniales envoyées au front en France et pour tarir les forces potentielles de la Grande révolte arabe (en Afrique elle était soutenue par l'Allemagne) qui menaçait l'Afrique noire musulmane (au Soudan britannique, correspondant au Darfour actuel, cette révolte était déjà si développée que le Royaume devait y envoyer des troupes impériales de répression alors qu'il manquait de régiments coloniaux sur la Somme).
9)  - "les Amazones 1906" : emprunt de l'État fédéré d'Amazonie, qui ne paie plus les intérêts que l'État fédéral du Brésil, lui-même en faillite, ne peut verser à sa place malgré les pressions des gouvernements des pays où résident la plupart des souscripteurs, notamment la France. 
10) - "C.N.E.P. et B.P. & P.B." : Comptoir national d'escompte de Paris et Banque de Paris et des Pays-Bas. Depuis mai 1916 la presse annonce que ces deux banques vont verser en partie les dividendes des emprunts de guerre dont elles assurent la gestion pour le compte d'États défaillants. 
11) - "Guben" : ville allemande du Brandebourg, aujourd'hui séparée en deux par la Neisse qui sert de frontière avec la Pologne. 
12) - "5 ans" : durée d'engagement minimal dans la Légion en temps de paix. Paul s'est engagé en temps de guerre et "pour la durée de la guerre".
13) - "Ganghofer" : Ludwig Ganghofer (1855-1920), auteur dramatique bavarois qui travailla surtout pour le Théâtre de Vienne et fonda la Société littéraire de Munich. Entre 1915 et 1917 il fut un correspondant de guerre particulièrement porteur de la propagande militariste allemande (un fait que Paul semble ignorer en 1916 puisqu'il ne le critique pas). Son roman Rachele Scrapa, publié à Berlin et Vienne par Ullstein und Co en 1915 n'est plus aujourd'hui publié qu'à la demande (à l'unité) ou en version téléchargée en allemand, ce qui laisse entendre qu'il n'a plus guère de public. 
14) - "Anzengruber" : Ludwig Anzengruber (1839-1889), dramaturge, romancier et nouvelliste naturaliste et social autrichien aujourd'hui peu lu. L'ouvrage nommé par Paul ("Die Forsterbuden", mot à mot : "Le garde forestier") n'a guère laissé de traces. 
15) - "Karl Rosner" : écrivain, journaliste et juriste autrichien installé à Munich (1873-1951) connu aujourd'hui exclusivement pour son carnet de guerre publié en articles de 1917 à 1918 et, après la Révolution allemande, en un livre qui fut traduit en français et publié chez Plon en 1923 sous le titre "Der Kœnig : au quartier général du Kaiser pendant la Seconde bataille de la Marne". Ce livre devenu célèbre en France n'était pas paru en Allemagne ou Autriche en 1916. Paul parle ici d'un titre qui n'est plus édité "Die Silberne Glocke" et qui n'a semble-t-il jamais été traduit en français (mot à mot : "La cloche d'argent").

16) - "Sopherl" : surnom affectueux des filles prénommées Sophie en Allemagne et en Autriche. Ce surnom fut notamment employé pour Sophie-Charlotte de Wittelsbach (Munich 1847-Paris 1897), duchesse de Bavière puis d'Alençon, sœur cadette d'Élisabeth, la célèbre "Sissi" impératrice d'Autriche.